Le Maître du Chaos
Master of Chaos

Shaman 1

Quand je relis cet article, j’ai un peu l’impression d’une dissertation de philo de terminale… Mais, bon, j’ai la flemme de tout reprendre sur un autre ton, donc on fera avec 😉

Souvent, dans les articles ou critiques de jeux, je suis présenté comme un auteur de jeux « chaotiques », voire comme « le maître du chaos », oxymore que je n’ai jamais renié, mais jamais vraiment non plus revendiqué, et sur lequel il serait peut-être temps de s’interroger.  Cette idée de « jeu chaotique » semble en effet contredire ma justification habituelle et vaguement pascalienne du jeu comme divertissement ordonné et compréhensible dans un monde qui ne le serait pas.

L’adjectif chaotique – que certains de mes détracteurs, par un intéressant lapsus calami, orthographient parfois cahotique, – peut avoir deux sens assez différents. Le chaos de la mythologie grecque, cousin du Tohu Bohu biblique, est l’état primordial du monde, qui hésite selon les descriptions entre le vide et le désordre, et qui se caractérise d’abord par l’absence de forme. Comme ils l’ont fait avec le jeu, les mathématiciens ont recyclé le mot chaos pour lui donner un sens un peu différent. Le chaos des mathématiciens n’est jamais primordial, puisqu’il résulte des interactions entre des systèmes préexistants.. En mathématique, un système chaotique est déterministe en principe mais imprévisible en pratique du fait de la complexité des interactions entre ses éléments. C’est dans ce sens qu’il faut comprendre l’idée de jeu chaotique comme un jeu que les fortes et nombreuses interactions entre joueurs rendent plus ou moins imprévisible et incontrôlable.

cosmic encounter
Cosmic Encounter est sans doute ce qui se rapproche le plus d’un jeu chaotique au sens mathématique du terme, un jeu entièrement fait d’innombrables interactions entre des systèmes simples.

Le chaos d’un jeu n’est donc pas le hasard, comme l’illustre très bien l’exemple de Mascarade, jeu totalement sans hasard auquel je veux bien reconnaître – même si je pense qu’il est souvent exagéré – un certain caractère chaotique. Un jeu hasardeux, comme un jeu chaotique, est imprévisible, mais ils ne le sont pas pour les mêmes raisons, ce qui entraîne une expérience très différente pour les joueurs. On subit un jeu de hasard, on essaie de contrôler un jeu chaotique, et c’est la résultante de toutes ces tentatives de prise de contrôle et de la complexité du jeu qui le rend imprévisible. Or le jeu est comme le sexe – on essaie toujours de garder le contrôle, mais les meilleurs moments sont ceux où l’on perd le contrôle.

colt express
Colt Express, un jeu où l’on essaie de garder le contrôle, mais où l’on n’y parvient que rarement..

Lorsque l’on me demande pourquoi je joue, voire même pourquoi « on » joue, je réponds généralement que le jeu, avec son petit univers cohérent, clos dans le temps comme dans l’espace, avec son but connu, ses règles claires, est un instant de répit salutaire dans une vie sans sens ni but clairement défini, dans un monde complexe et incompréhensible. Bref, dans un monde épuisant parce que sans ordre visible, le jeu serait notre petit moment d’ordre et de repos. Cette analyse peut sembler contredite par mon goût supposé pour les jeux chaotiques.

MASCARADE_PACKSHOT_BOX
La structure de Mascarade est beaucoup plus simple, mais les interactions suffisamment alambiquées et imprévisibles pour créer une sensation de chaos.

Ce n’est peut-être pas le cas. Dans Mascarade, c’est le fait que les joueurs sont très souvent « largués », ne sachant plus très bien où sont les différents personnages, qui rend le jeu amusant – mais c’est le fait que les mêmes joueurs peuvent tenter de suivre les mouvements des personnages, et parfois y parviennent, qui rend le jeu intéressant. Même le plus chaotique des jeux s’avère, en fin de compte, bien moins incontrôlable et – surtout – incompréhensible que le monde réel.

J’ajouterai que le caractère angoissant du monde réel, qui est sans doute la principale raison pour laquelle on apprécie les jeux, est lié à notre expérience non seulement du chaos, mais aussi de la vanité (on est encore plus ou moins chez Pascal) et de la contingence (on saute chez Sartre). La vanité d’une vie sans “but du jeu” – comme le montre l’échec à faire du sexe ou du dollar américain un système de points de victoire universellement accepté. La contingence qui nous noie sous les informations inutiles parce que irrelevantes, et qui est absente des jeux comme des livres. La force du jeu serait alors d’éliminer cette contingence et cette vanité angoissantes tout en nous laissant l’interaction  – interaction qui est absente des films ou des livres et qui est une part excitante de la réalité.

tempete
Tempête sur l’échiquier a failli s’appeler Chaos sur l’échiquier – et s’appelle en anglais Cauchemar sur l’échiquier.

Plutôt que créateur de jeux chaotiques, je préfère être présenté comme le créateur de jeux dans lesquels les joueurs ne peuvent pas se cacher derrière les mécanismes, dans lesquels on joue avec des joueurs, et donc avec leur psychologie, et pas seulement avec des cartes et des pions. En ce sens, mes jeux chaotiques et psychologiques sont sans doute plus proches du réel que des jeux plus froids et plus stratégiques – mais cela ne m’empêche pas de considérer que le charme principal du jeu vient de ce que ce n’est pas la vie. Comme l’a écrit Freud, le contraire du jeu, ce n’est pas le sérieux, c’est le réel, et s’il se trouve que je préfère aussi les jeux qui ne sont pas trop sérieux, c’est une question de goût, pas de philosophie.


Shaman 2

When proofreading this article, it feels a bit like a high school philisophy composition. Never mind, I’m far too lazy to rewrite it…

In game reviews or articles about games, I’m often referred to as a designer of “chaotic games, or even as the “master of chaos”. I’ve never disputed this oxymoron, but I’ve also never really rubber stamped it. it might be time to discuss it, especially since the very idea of a “chaotic game” seems to contradict my usual and vaguely pascalian justification of gaming as an orderly and graspable diversion in a world which is neither one nor the other.

There is some ambiguity in the adjective “chaotic”. The Chaos, in Greek mythos, is the equivalent of the biblical Tohu wa Bohu, the primordial state of the world, characterized by its formlessness, and whose description hesitates between void and disorder. As it happened with game, mathematicians recycled the world chaos in their theories, giving it a somewhat different meaning. The mathematical chaos cannot be primordial, since it results from the ungraspable convolutions of preexisting systems. A chaotic system is theoretically deterministic, but practically unpredictable

cosmic encounter
Cosmic Encounter is probably the nearest thing to a mathematically chaotic game, entirely made of complex interactions of many simple systems.

Chaos in a game is not randomness, as can be seen with Mascarade, an undoubtedly chaotic game without a single random element. A chaotic game and a game of chance are both unpredictable, but for very different reasons, and they generate very different gaming experiences. Trying to control a game of chance is stupid and delusory, when trying – usually vainly – to control a chaotic game is the very essence of the game. What makes the game uncontrollable is the fact that all players are trying at the same time to control its many interlocked and convoluted elements. Games indeed feel like sex – it’s all about staying in control, but the best part is when everything goes out of control.

colt express
Colt Express, a great game in which players try to stay in control, and most times fail.

When asked why I play games – or even why “people” play games, I usually answer that games are small worlds, closed in time ams space, with clear goals and consistent rules – all things we always miss in real life, which is incredibly complex, has ungraspable rules and no clear meaning or purpose, so we just play games for a change. In a tiring and chaotic world, games are small moments of rest and order. Obviously, this theory doesn’t fit with my taste for chaotic games.

MASCARADE_PACKSHOT_BOX
The mechanical structure of Mascarade is far simpler – but the interactions are convoluted and unprediuctable enough to give a sense of chaos.

Or may be it does. In Mascarade, the fact that players are often “lost”, not knowing who is whom, is what makes the game fun, but on the other hand, the fact that they are never clueless, that they can try to follow the moves of some cards, and sometimes indeed manage to do it, is what makes it challenging. When all is said and done, even the most chaotic game is far less incomprehensible and uncontrollable than real life.

The distressingness of the real world, which is probably the main reason why people play games, is caused by our experience not only of everyday chaos, but also of vanity (we’re still more or less with Pascal) and contigency (here we jump to Sartre). The vanity of a life with no clear and unquestionable goal – even sex or the US dollar are not universally accepted victory point systems. The universal contigency which overburdens us in pointless details – and which doesn’t exist in books or games. May be the real point of games is to relieve us of vanity and contigency, while keeping the interaction which is the most exciting part of reality, and doesn’t exist in books or movies.

knightmare
The first name we considered for what was to become Knightmare Chess was Chaos Chess – and it’s called Storm on the Chessboard in French.

I’m not that fond of being the “Master of chaos”. I’d rather be described as the designer of games in which players cannot hide themselves behind the rules, games that are eventually played with – and against – players and not against pawns and cards. This means that my chaotic and psychological designs feel much more like real life than colder and more strategic ones – but they are still games, meaning strictly distinct from real life. “Game / play  is not the opposite of seriousness, it’s the opposite of reality”  – it happens that I prefer games that are not very serious, but that’s a matter of taste, not of philosophy.

Tempête sur…
Knightmare something

Tempête sur l’échiquier a fait des émules, et beaucoup d’auteurs m’ont contacté pour me montrer leurs créations. J’ai ainsi vu un Tempête sur Abalone, un Tempête sur le Scrabble, et plusieurs Tempête sur les petits chevaux.
Knightmare Chess gave ideas to many people. Some creators contacted me to show me their “Knightmare” creations. I’ve seen a Knightmare Abalone, a Knightmare Scrabble and two different Knightmare Parcheesi / Ludo.

L’un de ces derniers a été publié, en allemand seulement, par l’éditeur allemand de Tempête sur l’échiquier, Heidelberger Spieleverlag. Cela s’appelle Nichts als ärger, et ça a l’air diablement amusant. Ils ont même prévu une extension commune, avec des cartes pour les deux jeux. Enfin, cela fait dizaine d’années que l’idée est dans l’air.
One of these last has been published, by the german publisher of Tempête sur l’échiquier, Heidelberger Spieleverlag. It’s called Nichts als ärger, and it looks fun. Even more fun, they plan to publish a common expansion, with cards for both games… Well, it’s planned for about five years now…

Il existe aussi quelques jeux de plis, c’est à dire de la famille de la belote ou du bridge, qui s’inspirent de ce principe. Ce sont notamment, mais ils sont aussi en allemand seulement, Cosmic Eidex et Beutelschneider. Je me suis aussi essayé au genre avec Le Roi des Nains.
Also in german only, there are several knightmare trick taking games, like Beutelschneider ot Cosmic Eidex. I’ve now made mine, The King of Dwarves.

Même s’ils sont plus sérieux dans leur propos, toute la série des Mystery Rummy, ainsi que Wyatt Earp, créés par Mike Fitzgerald, peuvent être considérés comme des Tempête sur le ramy.
Though they have a more serious feel, the Mystery Rummy and Wyatt Earp games, designed by Mike Fitzgerald, are also a kind of knightmare rummy.

À sa manière, Mystère à L’Abbaye est aussi un Tempête sur le Cluedo, et c’est ainsi qu’il a été conçu.
My Mystery of the Abbey is also, in its way, a Knighmare Clue…

Quant au Scrabble, ce sont finalement les éditeurs du jeu qui se sont chargés eux-mêmes de le pervertir, avec Scrabble Trickster, qui a donné lieu à l’une des pubs télé les plus délirantes jamais réalisées.
As for Scrabble, the game’s publishers also made the knightmare version, Scrabble Trickster, and even made one of the best TV commercials ever.

Il y a même maintenant un Tempête sur la Pétanque, absolument génial. Cela s’appelle Boochie, et c’est publié par Gamewright.
There’s even now a wonderful Knightmare Bocces, called Boochie and published by Gamewright.

Tempête sur l’échiquier
Knightmare Chess

Tempête sur l’échiquier, réalisé avec mon ami Pierre Cléquin, est un jeu de cartes qui introduit l’humour, la dérision et le chaos dans l’un des derniers bastions de la loi et de l’ordre, le très ancien et respectable jeu d’échecs. Chaque carte introduit un événement farfelu dans le jeu, faisant rebondir un fou sur le bord de l’échiquier ou transformant un cavalier en chameau.
C’est Pierre qui a eu l’idée: “si on faisait des cartes événements pour jouer aux échecs?”. C’était une boutade, mais j’étais là et j’ai fait tilt “sérieusement, ça peut marcher”. À partir de là, tout est allé très vite puisque le premier prototype était prêt en quelques jours. Les deux Gérards de Ludodélire ont été séduits, et quelques mois plus tard Ludodélire sortait son premier, et unique, petit jeu, avec plein de petits miquets de Gérard Mathieu.
Après la disparition de Ludodélire, le jeu a été repris par un autre éditeur, la boutique d’échecs Variantes, et Gérard Mathieu en a profité pour rajouter de la couleur. Le succès aidant, l’extension Tempête 2, aux cartes encore plus farfelues, sortait peu après.

Asmodée étant le distributeur de Variantes, il était plus simple pour tout le monde que le jeu soit adapté au format classique des petits jeux de cartes d’Asmodée. Il n’y a donc plus maintenant qu’une seule boite de Tempête sur l’échiquier, avec des cartes plus petites, certes, mais avec toutes les cartes de Tempête 1 et de Tempête 2.
Les ventes de Tempête sur l’échiquier ne sont pas extraordinaires mais, vingt ans après la parution du jeu, elles restent étonnamment régulières, montrant que ce jeu est devenu un classique.

L’édition américaine de Tempête sur l’échiquier, publiée par Steve Jackson Games, ne ressemble guère à l’original. En effet, l’équipe de Steve Jackson n’a pas seulement changé le graphisme du jeu, remplaçant les petits miquets de Gérard Mathieu par des peintures au look gothique shakespearien, noir et sanguinolent, mais a sérieusement re travaillé le jeu lui même. Le choix des cartes n’est pas exactement le même que dans l’édition originale, et de nouvelles règles ont été introduites, permettant aux joueurs de “construire” leur deck, un peu comme dans les jeux de cartes à collectionner. L’extension américaine a été conçue indépendamment de la française, et les cartes n’en sont pas du tout les mêmes, puisqu’elles ont été choisies, et pour la plupart conçues, par l’équipe de Steve Jackson, tandis que nous avons imaginé nous-mêmes les cartes françaises.
Comme celles de Tempête sur l’échiquier, les ventes de Knightmare Chess ne sont pas extraordinaires mais sont très régulières, ce qui en fait mon deuxième jeu le plus vendu, après Citadelles.

Tempête sur l’échiquier
Un jeu de Pierre Cléquin et Bruno Faidutti
Illustré par Gérard Mathieu
2 joueurs
Publié par Variantes
Tric Trac    Boardgamegeek

 

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Storm on the Chessboard, written with Pierre Cléquin, is a card game which brings fun and chaos into one of the last bastions of law and order, the good old and serious chess game. Each card induces some zany event on the chessboard: a Bishop bounces on the edge of the board, a King becomes a Warlord, traps and black holes appear here and there on the board, a.s.o.

Pierre had the original idea “Let’s make an event deck for chess!”. It was a joke, and he didn’t believe in it, but I was there and answered “Hey, really, it can work! Let’s try”. We needed only two days to make the first prototype, and the game changed very little from it. The Ludodelire team liked it immediately, and a few days later the first and only little Ludodelire game was published, with many fun cartoons by Gérard Mathieu.
When Ludodélire went out of business, another publisher, the chess shop Variantes, made a second edition, this time in color. It sold well enough to have a sequel, Tempête 2, with even more zany card effects. Since Asmodée is the distributor of Variantes in France, it was more simple for them to have the game in the same box size as all their small games. Therefore, the last edition of Tempête sur l’Échiquier, to be published in the last monthes of 2006, has standard size cards, but all the cards of Tempête 1 and 2 in one box.
Fifteen years after it was published, Storm on the Chessboard still sells regularly, which shows that this game is now a classic.

The US edition of Knightmare Chess, published by Steve Jackson, is very different from the original. The Steve Jackson team has chosen completely different graphics, which give to the game a dark and bloody shakespearian-gothic look instead of the light cartooony tone of the original. They also choose a slightly different card mix and, most of all, made new rules for “deck construction”, a bit like in collectible card games, when the frech game had only common deck rules.
The US expansion, Knightmare Chess 2, has even less to do with the french expansion, having mostly different cards, since they were selected and in a great part designed by the Steve Jackson team while we designed and selected the french ones.
The sales of Knightmare Chess, like those of Tempête sur l’échiquier, are not outstanding but are extraordinary steady. Knightmare Chess is my second bestselling game, after Citadels.

Knightmare Chess
A game by Pierre Cléquin & Bruno Faidutti
Graphics by Rogiero Vilela
2 players
Publiished by Steve Jackson Games
Boardgamegeek