Auteurs
Authors

Shaman 2

Nous sommes des auteurs

Les habitués de mon blog ont sans doute remarqué que je prenais bien soin de parler d’auteur de jeux, et non d’inventeur comme on le fait parfois, et que je citais systématiquement l’auteur des jeux que je mentionne, mais que je ne mentionne l’éditeur que lorsque cette information me semble pertinente.

C’est peut-être prétentieux, mais c’est aussi une manière de rappeler sans cesse que, pour moi, un jeu de société, un jeu de rôle ou un jeu video est une création culturelle au même titre – enfin, presque au même titre – qu’un roman ou un morceau de musique. On m’objecte parfois qu’il y a beaucoup de technique dans la création ludique, mais qui oserait prétendre qu’il n’y en a pas dans l’écriture littéraire ou musicale. Je ne sais au fond pas très bien ce qui fait le caractère culturel d’une activité, en dehors du fait qu’elle est reconnue comme ayant un caractère culturel par les gens dont c’est la profession d’avoir un caractère culturel, mais je pense que le jeu – jeu de société, jeu video, jeu de rôles – mérite largement d’être considéré comme un “art”, peu importe son numéro, voire comme une branche de la littérature. La création d’un jeu, telle que je la vis, est un travail d’écriture qui n’est pas très différent de celui d’un écrivain, ou d’un scénariste de film ou de BD. Alors, bien sûr, Roberto Fraga, que je tiens pour un grand auteur de jeu, se sent sans doute plus inventeur et moins auteur que moi, mais c’est un peu pareil avec les auteurs de livres, qui ne revendiquent pas tous le titre d’écrivain.

Et, donc, si nous sommes des auteurs de créations culturelles, cela doit apparaître dans la manière dont nous sommes traités, et dont nos jeux sont traités.

Cela concerne d’abord les éditeurs, auxquels on demande non seulement de mettre notre nom sur la boite, et de nous faire de vrais contrats d’édition payés en droits d’auteurs, points qui ne posent plus guère problème aujourd’hui, mais aussi de traiter les jeux qu’ils publient avec un minimum de soin. Je peux éventuellement pardonner à un éditeur allemand ou italien de publier un jeu en français avec une traduction médiocre – c’est triste, mais ce n’est peut-être pas facile à éviter. Je me sens en revanche humilié lorsqu’un éditeur francophone (qui se reconnaîtra sans doute) tient de grands discours sur le caractère culturel  du jeu, et montre à tous qu’il n’en croit pas un mot en publiant des jeux, originaux ou traductions, dont les règles et le dos de boite sont truffés de fautes d’orthographe et de grammaire. J’ai renoncé à acheter ses jeux et, lorsqu’ils m’intéressent vraiment, me les procure en anglais. En effet, les éditeurs anglophones baratinent peut-être moins sur la nature culturelle de leur travail, mais prennent généralement plus de soin de la qualité littéraire de leurs règles.

Il en va bien sûr de même des critiques de jeux publiés dans des revues et sur internet. Il n’est pas rare de voir sur les sites de jeux des commentaires, et même de longues critiques, à l’orthographe délirante et à la grammaire approximative, montrant que le rédacteur n’a même pas pris la peine de se relire. Imagine-t-on cela sur un site consacré à la littérature, à la bande dessinée, ou même à la musique ? Quand bien même elle serait tout à fait positive, une critique en mauvais français fait au jeu dont elle traite beaucoup plus de mal que de bien, et ce parce qu’elle en traite toujours avec mépris.  Monsieur Phal, le rédacteur de Tric Trac, l’a finalement compris, et a cessé depuis quelques années déjà d’ajouter délibérément des fautes de syntaxe dans ses textes, mais je pense qu’il devrait aller plus loin et tenter d’expliquer cela à tous les habitués de son site qui en sont encore à imiter servilement son style d’il y a dix ans. Côté anglophone, je regrette profondément que Matt Drake, dont les critiques de jeu étaient parmi les rares à avoir une vraie qualité littéraire, ait décidé de ne plus mettre à jour son site.

De même, il n’est pas acceptable pour un auteur de voir certains présenter leurs opinions sur son jeu comme un “test” et non une critique ou un avis. J’hésite déjà un peu à utiliser le mot test pour les parties de mes jeux encore en développement, je suis choqué de le voir employé pour des jeux déjà publiés. On peut tester une machine à laver ou une automobile, en mesurer les caractéristiques objectives, mais imagine-t-on un “test” du dernier roman d’Emmanuel Carrère ou du dernier film de Jim Jarmush ? “Tester” un jeu, c’est affirmer d’emblée qu’il a plus à voir avec une machine à laver qu’avec un roman, et c’est donc lui refuser la qualité de produit culturel. Assez curieusement, puisque la France est censée être le pays de la culture, de la littérature et de toutes ces sortes de choses, il n’y a guère que des joueurs français auxquels vient l’idée de « tester » les jeux, quand les anglo-saxons réalisent bien qu’ils les critiquent – ce qui est d’ailleurs bien plus valorisant non seulement pour l’auteur et l’éditeur du jeu, mais aussi pour le critique.

Qui sont les auteurs ?

Un film a un réalisateur, qui en est généralement considéré comme l’auteur principal, mais il arrive que le rôle important du scénariste, voire du décorateur ou de l’acteur principal en fasse des sortes d’auteurs annexes de ce qui est toujours plus ou moins une œuvre collective. Dans un jeu de société, il faut s’interroger sur l’importance de l’illustrateur, et sur le rôle de guide et de développeur qu’a souvent l’éditeur, rôle qui va parfois plus loin que celui du directeur de collection dans l’édition littéraire.

Je peux illustrer cela d’une manière très simple, en prenant la liste de mes jeux et en me demandant, pour chacun d’entre eux, s’il me semblerait moralement envisageable, si un jour je me fâche avec son éditeur, de chercher à récupérer mes droits pour le publier ailleurs.
Dans la plupart des cas, cela ne me poserait aucun problème, mais il y a quelques exceptions notables, trois ou quatre jeux dont je ne me sens pas vraiment le propriétaire intellectuel. Le meilleur exemple est sans doute Mascarade. Si être l’auteur du jeu signifie avoir eu l’idée du mécanisme de base, je suis clairement le seul auteur de ce jeu. Le problème est que si j’en étais vraiment le seul auteur, il n’y aurait qu’une petite dizaine de personnages différents, et non vingt-quatre, douze dans la boite de base et autant dans l’extension. L’équipe de Repos Production, Cedric, Thomas, Ann, Adèle et quelques autres, a sans doute joué à Mascarade plus que moi et a imaginé plus ou moins la moitié des cartes. Les belges sont sans doute un peu moins les auteurs de Mascarade que moi, mais ils le sont clairement un peu.
Et que dire lorsque, comme pour Warehouse 51, à paraître bientôt, déjà le résultat de la collaboration de trois auteurs, l’éditeur, sans toucher vraiment aux mécanismes du jeu, lui trouve un thème bien meilleur que celui auquel Sergio, André et moi avions pensé, un thème qui devient une partie intégrante du jeu ? Si l’éditeur n’est pas alors un peu auteur, cela signifierait que l’essence du jeu est toute entière dans les mécanismes, ce qui est vrai pour quelques jeux, mais certainement pas pour les deux que je viens de citer.

Et l’illustrateur ?

Il faudrait aussi parler de l’illustrateur, et se demander dans quelle mesure il est un peu l’auteur du jeu, s’il doit donc être payé en droits d’auteur, si son nom doit figurer aux côtés de celui de l’auteur, etc…. J’ai déjà longuement discuté cette question sur ce blog il y a un an, et je n’ai pas vraiment changé d’avis.

Oui, je sais….

À tous ceux qui trouveront cet article un peu prétentieux, je réponds par avance que je suis bien conscient que c’est un complexe d’infériorité qui me fait sans doute en rajouter un peu chaque fois que je compare la création ludique et l’écriture littéraire et que, comme beaucoup d’auteurs de jeux, je suis sans doute un romancier frustré. Le jeu n’est pas la littérature, mais sa richesse et sa profondeur valent bien, je pense, celles de la musique, du cinéma ou de la BD. Je renvoie d’ailleurs sur ce point à un intéressant article d’un joueur un peu inattendu…Jean-Luc Mélenchon. Il y traite des jeux video, mais je ne pense pas qu’il y ait sur ce point de différence à faire entre jeux de rôles, jeux video et jeux de société.

Je pressens aussi la critique, plus gênante et plus intéressante, selon laquelle mon insistance sur la qualité de l’écriture et sur le respect un peu pointilleux des règles de la langue française serait, sinon en principe du moins en effet, une sorte de mépris social pour tous les joueurs issus de milieux où la maîtrise de la langue ne va pas de soi. C’est un problème que l’on retrouve dans de nombreux domaines et qui me met effectivement un peu mal à l’aise. Je sais bien qu’écrire en bon français demande plus d’efforts à certains qu’à d’autres, mais à tous cela demande quelque effort. À lire des critiques de jeux écrites par des adultes visiblement intelligents et relativement cultivés mais avec un niveau d’orthographe bien inférieur à celui de mes élèves de secondes, il me semble que le problème est le plus souvent non pas la méconnaissance de la langue mais bien le refus de faire des efforts. Ce refus me semble indiquer un mépris beaucoup plus réel pour les jeux que ces joueurs pratiquent – et pour ceux qui s’efforcent de prendre le jeu au sérieux.


Shaman 1

Caveat
I’ve translated – or rather adapted – this blogpost in English, as I always do, but it is clearly aimed at the French speaking boardgaming world. I may be wrong, but I have the feeling that the issues I raise here are not that big among English speaking gamers – but I’m curious to read your point of view. Also, the name “author” and “designer” doesn’t have the exact same meaning in French and in English, which probably makes some of my reasoning irrelevant in English. Furthermore, since my English is far from perfect, I’m a very bad judge of the literary quality of  game rules and reviews.

We are all authors

Regular visitors of this blog have probably noticed that I try to speak of game authors and not of game inventors. Well, actually I often use « game designer », which is in between but has no equivalent in French, and this means that I will have some difficulties translating some parts of this article in English…. Anyway, they may also have noticed that I systematically name the author of any game I talk about, but only name the publisher when I think it is relevant. This might be pretentious, but is also a way to reassert that I consider boardgames, but also role playing games and video games, to be cultural creations, more or less like novels or musics. The most frequent objection when I voice this idea is that there is much technique in designing games – but who would say there is no technique in writing music or novels ?

I don’t know what exactly makes something “cultural”, probably just people thinking it is, but I consider game design – of video games, boardgames, cardgames or role playing games – as an art, no matter its ranking – or even as a branch of literature. Designing games is,as I feel it, is not very different than writing a book, or a. Comics or movie scenario. A designer like Roberto Fraga probably considers himself more of an inventor and less of an author, but it’s probably the same with book writers, who don’t all consider themselves author.

The point of that article is that, if our designs are some sort of art, are of some cultural importance, this must appear in the way games and game designers are discussed.
This means that we must have publishing contracts similar with those of novelists and not simple commercial agreements, and that publishers must put our names on game boxes – these two points are now generally accepted. This also means that publishers must show some respect for the games they publish. I can accept some mistakes in a French rules translation made by an Italian or German publisher, even when I regret them. I feel insulted when a French speaking game publisher – who will probably recognize himself – speaks highly of the cultural value of games, and the makes clear it doesn’t believe a world of it with publishing rules in full of spelling, grammar and syntax errors. It seems to me that this doesn’t happen that often in English, but this may be because my English is not good enough to spot the mistakes.

Of course, it’s the same with game reviews in magazines and on the internet. Comments on games, and sometimes even long reviews, at French websites are often incredibly badly written, with delirious spelling and surrealistic grammar, meaning the reviewer didn’t even proofread its text. This doesn’t happen on websites about books, comics or even music. Even when enthusiastic, a review in bad French (and in bad English, but this doesn’t seem to be as usual) makes probably more harm than good to the game, because it shows a deep content for games in general. Mr Phal, the webmaster of the French website Tric Trac, has eventually accepted this and has stopped adding childishly provocative mistakes in his writings, but he should go farther and explain it to the many Tric Trac contributors who are still mimicking his style of ten years ago. On the English speaking side, I deeply regret that Matt Drake has recently stopped updating his website, whose reviews were among the few with a real and deliberate literary style.

Another problem specific to the French speaking gaming world is that many gamers, when writing about their experience with a game, call it a “test” and not a “review”. I already have some problems using the word “test” when playing a game still in development, and I’m deeply shocked to see it used about published games. One can “test” a car or a washing machine but one cannot “test” the last Thomas Pynchon novel,or the last Jim Jarmush movie. Surprisingly, this contempting use of the world “test” seems to be very specific to the French gaming scene. French players test games when English speaking gamers know they are reviewing them, which, by the way, is much more rewarding not only for the game’s author, but also for the reviewer.

Who is really the author ?

A movie’s director is usually considered its main author, but the critical role of the scriptwriter, the set designer or even the leading actor often make them “secondary authors” of what is always more or less a collective achievement. Im a board or card game, the main author is the designer, but depending on the game, the illustrator or the publisher, who can be more a developer than a collection manager, must also be considered secondary authors.

Let’s have a look at the long list of all my published games. If I were someday to fall out with their publisher, would I feel comfortable in trying to get my rights back and submitting them to some other publisher ?

In most cases, I won’t have any problem, but there are half a dozen exceptions, a few games of which don’t think I am the sole intellectual author. The best example is probably Mascarade. If the author of the game is the one who came up with the basic idea, I am the only author / designer of Mascarade. The problem is that if I were really the only author of the game, there would be only about ten different characters, and not twenty-four, twelve in the base game and twelve in the expansion. The Repos Production team, Thomas, Cedric, Ann, Adèle and others, played this game more than I did, and designed more or less half of the cards, so they are also authors of the game – probably less than I am, but authors nevertheless.

And what about a game like The upcoming Warehouse 51 ? Three designers already collaborated on the design, and then the publisher, without changing anything critical to the mechanisms, found a much better theme, which became a main part of the game feel and led to many improvements in the game systems. If Sergio, André and I are the only authors of the game, it would mean that the core of the game is in the mechanisms and the setting doesn’t really matter – it might be the case for many games, but certainly not for this one.

And what about the illustrator ?

Is the illustrator also an author of the game, how should he be credited, how should he be paid ? I’ve already discussed this at length, last year, and my opinion didn’t really change since.

Yes, I know….

This article might sound a bit pretentious. I’m very conscious that it’s probably due to an inferiority complex that I so regularly and heavily insist on the similarities between game design and literary writing and that, like many game designers, I’m a frustrated novelist. Games are not literature, but I do believe that they are as much a part of our culture than movies, comics or music. Surprisingly, this idea seems to be more and more accepted for video-games, but not really for boardgames or role-playing games.

There’s another and more critical issue with my insistence on asking French game publishers, translators and reviewers to be more careful of correct spelling and grammar. Some friends tell me that, even when it’s not my conscious intent, this insistence shows, or acts like, contempt for those from social groups where the mastery of good French is not an inherited asset that goes without saying. I’m perfectly aware that using correct French requires more efforts from some people than from other ones, but when reading French gaming forums, it looks like some gamers don’t put any effort at all in it, showing a far greater contempt for all games, and for all those who try to consider games seriously. This remark is specifically aimed at French gamers, since my feeling when browsing the Boardgamegeek is that US gamers are much more careful when writing, and don’t treat their games like some vulgar and contemptible pastimes.

The Truthiness of Boardgames

Mon problème avec l’anglais, c’est que je suis beaucoup plus à l’aise à l’écrit qu’à l’oral. Mais, bon, j’ai quand même essayé de discuter un peu mon article “Postcolonial Catan” sur le podcast ludology.

I’m much more at ease with written English – even when I am the one writing – than with oral English. Anyway, I tried to discuss my “postcolonial Catan” article on the ludology podcast.

ludology

Jeux de langues
(sorry, untranslatable pun)

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Lorsque j’écris un article pour ce blog, je l’écris d’abord en français, avant de le traduire – ou parfois de l’adapter – en anglais. À l’inverse, je rédige toujours mes règles de jeux en anglais, pour éventuellement les mettre plus tard en français si je trouve un éditeur francophone. Cette expérience un peu paradoxale, ainsi que la récente lecture des essais de George Orwell sur la langue – sans doute les seuls textes d’Orwell avec lesquels je ne sois pas trop d’accord – , puis du bizarre et excellent Miss Herbert d’Adam Thirlwell, m’ont amené à réfléchir un peu au lien entre la pensée, la langue et l’écriture.

Les mettre dans cet ordre, c’est déjà s’inscrire en faux contre l’idée généralement admise selon laquelle la langue dans laquelle nous parlons, et dans laquelle nous penserions, structurerait notre pensée. L’idée que selon notre langue maternelle, nous serions condamnés à penser différemment, et à ne jamais vraiment nous comprendre, me semble non seulement terriblement pessimiste et politiquement dangereuse, mais aussi carrément fausse. J’en veux pour preuve qu’il y a bien des étrangers parfois très exotiques que je comprends parfaitement, que nous discutions en français ou en anglais, et bien des français dont la pensée me reste totalement étrangère.

Lorsque j’imagine une règle de jeu, je ne la conçois ni en français, ni en anglais – je la conçois tout court, j’imagine des cartes, des pions, des mécaniques, mais pas des mots. Il me semble évident que ma pensée est alors fortement structurée, mais qu’elle n’est pas structurée par le langage, du moins au sens de la langue, avec son vocabulaire, sa grammaire, sa syntaxe. Lorsque je me demande si je pense en français ou en anglais, ma pensée se ralentit parce qu’elle se force à utiliser l’une ou l’autre langue, à la manière du capitaine Haddock ne sachant plus s’il dort avec la barbe sur ou sous l’oreiller. Il va de soi que, ayant déjà de sérieux doutes sur le conscient, je ne pense pas non plus que l’inconscient soit structuré comme un langage.

Si je rédiges les règles de jeux en anglais, c’est pour des raisons très techniques, parce que la langue anglaise est plus simple, plus directe, plus claire, plus efficace pour présenter un texte simple, informatif et directif – et ce même pour quelqu’un qui, comme moi, écrit un anglais assez approximatif. J’ai d’ailleurs souvent du mal à mettre certaines de mes règles en français, car l’anglais me permettait d’exprimer ma pensée de manière plus efficace et plus précise. Lors d’une discussion – en anglais – entre auteurs de jeu à Essen, nous étions d’ailleurs arrivés à la conclusion qu’il était aisé de rédiger une règle de jeu complexe en anglais, assez facile de le faire en allemand, difficile de le faire en français et carrément impossible de le faire en italien.
Bien sûr, je ne nie pas qu’il y ait aussi un intérêt professionnel, au sens de commercial, à rédiger des règles en anglais. Un jeu en anglais est plus facile à présenter à des éditeurs internationaux, et même à certains éditeurs français, qu’un jeu en français. Ce n’est cependant pas la raison essentielle, ou en tout cas pas la seule raison, pour laquelle je suis passé à une langue qui n’est pas la mienne.

Si je rédige mes autres réflexions sur le jeu en français, c’est parce que j’ai une meilleure maîtrise de cette langue, ce qui me permet plus de raffinements dans les jugements et les critiques, et je ne parviens alors  souvent pas à traduire exactement mes idées et opinions en anglais. Le français me permet donc alors d’exprimer ma pensée de manière plus précise – mais il ne s’agit plus de la même précision que celle requise par des règles de jeux, pour laquelle l’anglais convient mieux. Il y a d’ailleurs quelques jeux que je continue à faire en français, ce sont des jeux d’ambiance, de baratin, comme Speed Dating ou Devine qui vient dîner ce soir, qui demandent des références culturelles que je ne maîtrise que pour la langue et la société française.

Certaines langues se prêtent donc beaucoup mieux à exprimer certaines idées, mais rien ne nous empêche de concevoir les idées que notre langue n’exprime pas, ou mal. Il est juste un peu plus difficile d’en discuter. Et même si son auteur n’est sans doute pas entièrement d’accord avec cette opinion, vous devriez lire Miss Herbert, d’Adam Thirlwel, traduit en français sous le titre Le Livre Multiple 😉


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When I write a blog entry, I usually first write the French version, and then translate it in English. Conversely, I always write game rules in English, and translate them in French if and when a French speaking publisher asks me for it. This paradoxical experience, as well as recent readings of George Orwell essays on language – probably the only Orwell essays with which I mostly disagree – and of Adam Thirlwell’s fun and erudite Miss Herbert, made me think a bit on the relation between thought, language and writing.

Arranging them in this order is already going against the commonly admitted idea that the language we speak and supposedly think in determines the way we think. The idea that people with different mother tongues are condemned to think differently, and therefore never truly understand each other, sounds to me not only terribly pessimistic and politically dangerous, but also plain wrong. The best proof is that there are many strangers, including some very exotic ones, whose thought sounds perfectly clear to me, no matter we speak in French or English, and a few French people whose thought process I find desperately alien.

When I design a game rule and system, I don’t do it in French or in English – I imagine it with cards, tokens, meeples, systems, but no words. My thought is obviously structured, but it is not structured by the language  – meaning vocabulary, grammar and syntax – but by ideas. If I start to ask myself if I am thinking in French or in English, the only result is that I start thinking slower. This reminds me of a scene in the Belgian comic Tintin in which captain Haddock is asked whether he sleeps with his beard over or under the sheets. The following night, of course, he cannot sleep… Of course, since I’m already skeptical about conscious thought being structured as language, I’m even more wary about the unconscious…

I write most of my game rules in English mostly for practical reasons, because the English language is lighter, more precise, more direct, more efficient for technical and informative texts like game rules. This is true even for a French designer like me, whose English is quite rough. Last year at the Essen fair, I remember a discussion between game designers from all the western world, whose conclusion was that writing rules is very easy in English, relatively easy in German, difficult in French and almost impossible in Italian.
Writing rules directly in English is also better for business. It’s much easier to submit a game in English to international publishers, and even to some French ones. That’s not the main reason, or at least not the only reason, for me to work directly in English.

If I write my other texts in French, it’s because I have much better mastery of it, and therefore can be more subtle and accurate in my judgement and opinions. Often, and that’s indeed the case now, I have some difficulties translating these opinions in English. I can express my opinions more precisely in French, and my game rules more precisely in English, because they require different kinds of precision. The few games I still design entirely in French are party games such as Speed Dating or Guess Who’s Coming For Dinner. They require lots of cultural references which I master only in french and about France.

Some languages are obviously better designed to express some kind of ideas, but this doesn’t mean that our language prevents us from conceiving different or new ideas. It just makes discussing them a bit more difficult. And even though he probably doesn’t agree with this opinion, you ought to read Adam Thirlwell’s Miss Herbert – it’s a great book.

La Volonté de Savoir
The Will to Knowledge

Foucault5

Ne me demandez pas si ce post est un canular – je n’en sais rien moi-même.

Relisant récemment La Volonté de Savoir, de Michel Foucault, j’ai été frappé par les nombreux parallèles qu’il me semblait pouvoir tracer entre ce que je lisais et mon expérience du jeu. Sur bien des points, l’histoire des discours sur le jeu me semble en effet reproduire, mutatis mutandis, l’histoire des discours sur la sexualité tels qu’ils sont mis en évidence dans ce premier tome de l’Histoire de la Sexualité. Cette thèse mériterait une étude plus poussée, appuyée sur une véritable recherche historique, et je me contenterai de présenter ici quelques indices ponctuels, de suggérer quelques pistes, en espérant que quelqu’un aura l’envie, le temps et les outils intellectuels qui me manquent pour l’approfondir. Foucault revendiquait volontiers le caractère ludique de sa démarche, mais il n’a jamais, je crois, envisagé le jeu comme sujet d’étude.
Même si elles ne peuvent pas toujours être poussées très loin, les analogies ponctuelles sont nombreuses et parfois amusantes. Lorsque Foucault, par exemple, décrit les condamnations de la masturbation adolescente au XIXème siècle, avec des arguments relevant autant de l’hygiène que de la morale, j’ai cru relire les nombreux articles de journaux dans lesquels des spécialistes plus ou moins autoproclamés  condamnent aujourd’hui la pratique nocturne et solitaire des jeux videos. Tout comme les hygiénistes victoriens faisaient mine de croire que la masturbation est le propre de l’adolescence, certains psychologues d’aujourd’hui semblent d’ailleurs souvent ignorer que l’on peut jouer aux jeux video après vingt ans.

Au fil de la lecture, d’autres analogies apparaissent ici et là, comme entre l’interdit de l’inceste et celui du duel, entre l’hystérie et le jeu d’argent, mais ce n’est pas l’essentiel. Au delà de tel ou tel détail amusant, ce qui frappe, c’est à quel point l’analyse globale que Foucault fait de l’histoire des discours de la sexualité en Occident pourrait facilement s’appliquer, quoi que sur un mode mineur, au jeu.

Foucault écrit, du moins si on le résume rapidement et assez grossièrement, que du Moyen-Âge au vingtième siècle, le sexe a été moins l’objet d’une répression que d’une injonction au discours, puis à l’analyse, qui aboutit à faire de la sexualité, pour la culture occidentale, la vérité profonde et jamais réellement cachée de l’homme. La psychanalyse, la libération sexuelle, le féminisme, toutes les formes récentes de dévoilement du sexe, n’auraient donc rien de révolutionnaires mais ne seraient qu’une nouvelle modalité de la sexualité comme outil de contrôle social.
On voit bien qu’il est possible de dire un peu la même chose du jeu. Le jeu n’a jamais été globalement réprimé, mais il a toujours fait l’objet de discours moraux très critiques qui, d’une autre manière, en faisaient un peu la vérité de l’homme. Si le jeu des enfants était largement accepté, voice encouragé parce que formateur, le jeu adulte semblait un gaspillage d’énergie tout comme le sexe non reproductif. En même temps, tout comme le sexe, le jeu semblait quelque part un secret de l’homme, un secret sans doute secondaire et bien moins universel que le sexe, mais un secret quand même, méritant analyses et discours. Les excès dans le sexe et dans le jeu ont d’ailleurs souvent partie lié, du libertinage d’un Casanova à l’imaginaire – et peut-être la réalité – de la prohibition. La pathologisation de certaines formes de jeu – en particulier le jeu d’argent, le plus immédiatement dangereux pour la logique capitaliste – rejoint la pathologisation de certaines formes de sexualité – en particulier l’homosexualité. La psychanalyse, depuis Freud, renvoie l’homme à la sexualité; nous n’avons pas de psychanalyse le renvoyant au jeu, mais elle est intellectuellement tout à fait concevable, et je ne serais guère étonné de la voir arriver bientôt.

Dans les années soixante, certains ont pensé que la libération sexuelle était révolutionnaire. Foucault, qui se moque à l’occasion des « Marcuseries », n’y croyait guère, et l’histoire lui a donné raison. Les homosexuels ne veulent plus faire la révolution, ils veulent se marier et avoir des enfants.
Aujourd’hui, le jeu commence semble à son tour se dévoiler, semble être partout. La mode du poker montre que le jeu d’argent n’est plus une perversion. Les jeux videos se veulent soit huitième, neuvième ou dixième art, soit technique de formation des plus sérieuses. On parle avec emphase de « gamification » du monde. Personne, cependant, n’y voit les prémisses d’une révolution – dommage, nous aurions tort, mais au moins ce serait marrant.


casanova-tour

Giacomo Casanova, 1725-1798

Don’t ask me if this post is a joke – I’m not sure.

Recently, while rereading Michel Foucault’s The Will to Knowledge, I was stricken by the many analogies between what I was reading and my experience of games and gaming. It seems to me that the history of discourses on game is, mutates mutandis, very similar with the history of the discourses on sexuality as Foucault tells it in this first book of his History of Sexuality. Of course, this hypothesis would require a much more serious work, based on extensive historical surveys. I won’t do it, but I’d like to emphasis here some factual evidence examples, and suggest some directions. May be someone will have the will, the time and the academic tools I lack to delve deeper in this. Foucault sometime claimed the playful aspect of his work and method, but never, as far as I know, considered game as a research topic.

Even when most of them can’t be pushed very far, the one-off analogies are numerous, striking and often fun. When Foucault discusses how XIXth century physicians condemned teenagers masturbation, based on both hygienic and moral issues, one feels like listening to the condemnation, usually by self-proclaimed psychologists, of the nightly and solitary practice of video games. Furthermore, when XIXth century hygienists seemed to believe that masturbation is practiced only by adolescents, many XXth century « specialists » write as if no one played video games after twenty.

There are many other striking analogies, like between the bans on incest and on duel, between hystery and gambling, but that’s not my main point. What’s most impressive is how Foucault’s global theoretical analysis of the history of the discourse on sexuality can be applied, on a minor key, on game.

A short and very rough resumé of Foucault’s theory could be that, from the Middle Ages to the XXth century, sex was not globally repressed in the Western World, as was often said in the seventies; on the contrary, there was an injunction to track of and analyze sex. The result of this recurring injunction was that sex became, for the western culture, the deepest truth of human nature. Psychoanalysis, feminism, sexual revolution and all such recent movements who tried to unveil sexuality were therefore not revolutions, but just new ways of using sexuality for social control.
Something very similar can be said about game. Game was never globally repressed, but it was always the object of a critical moral discourse which supposed that it was part of the deep human nature. Children games were tolerated, or even encouraged because it was part of education, but adult gaming were seen as waste of energy, like non reproductive sex. In the same time, game was considered to be part of the secret of human nature – a secondary secret, less moving and universal than sex, but a similar secret, worth analyzing and talking about. Excesses in games and in sex were often related, as can be seen in the figure of the libertine Casanova or in the imaginary dimension of prohibition mobsters. The pathologization of some forms of gaming – and specifically gambling – is very similar, and has the same function, as the pathologization of some sexual behaviours, like homosexuality. Since Freud, Psychoanalysis has always sent the man back to his sexuality; there’s no psychoanalysis based on gaming, but it’s very easy to imagine one, and I wouldn’t be surprised to see it emerge soon.

In the sixties, many thought that sexual liberation was the first step to revolution. Foucault mocked Marcuse, and didn’t believe it. History proved him right – homosexuals now don’t want to make sexual revolution, they just marry and have kids. 
Gaming liberation, gamin unveiling is now on the way. Gaming is everywhere. Everybody plays poker, and gambling is no more a perversion. Video games claim to be an eighth, ninth or tenth art form. Some even talk emphatically of the gamification of the real world. But no one thinks to believe this is the start of a true political revolution. Pity – it would be wrong, but it would be fun.

Entre les mondes
Between worlds

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Mes deux activités professionnelles – la création de jeu et l’enseignement de l’économie et de la sociologie – ont une caractéristique commune, celle d’être plus ou moins au croisement de deux cultures, ou de deux formes d’esprit, littéraire et scientifique. L’économie et la sociologie ne sont certainement pas des sciences dures; ce sont des sciences sociales, des sciences molles ou plutôt floues, dans lesquelles aucune analyse ne peut prétendre à l’objectivité, mais elles font néanmoins des outils mathématiques ou statistiques un usage plus fréquent (trop fréquent peut-être) que la psychanalyse ou la critique littéraire. La conception d’un jeu de société est aussi une activité complexe, qui ressemble tantôt à l’écriture d’un roman, tantôt à un exercice de mathématiques. C’est également vrai des jeux videos, sans parler des jeux de rôles.

Dans une passionnante interview, Matthew Dunstan, l’auteur de Relic Runners, qui va bientôt sortir chez Days of Wonder, explique que, pour lui, la création d’un jeu est, pour l’essentiel, la résolution d’un problème mathématique. Relic Runners s’inspire d’une variation sur le célèbre problème du représentant de commerce – qui était déjà derrière quelques autres jeux, dont l’excellent Elfenland. Pour ma part, interrogé sur le métier d’auteur de jeu, je le compare habituellement plutôt à celui d’un scénariste de cinéma ou de BD.

Si l’on dresse un profil de l’auteur de jeu type, et notamment des études qu’il a suivi, on trouve un assez grand nombre de mathématiciens, certains de haut niveau comme Richard Garfield ou Reiner Knizia, ou de physiciens et ingénieurs comme Bruno Cathala ou Matthew Dunstan, mais je suis loin d’être le seul auteur à avoir une formation et une démarche plutôt littéraire ou artistique – je pense à Dominique Ehrhard ou Philippe Despallières. Quand je passe en revue les quelques auteurs de jeux que je connais plus ou moins, je me rends même compte que, pour la plupart d’entre eux, j’ignore totalement quel type d’étude ils ont fait, s’ils en ont fait, et s’ils ont été amenés au jeu par une curiosité scientifique ou littéraire. Il n’est même pas possible d’opposer un “style” scientifique et un style littéraire ou artistique dans la création ludiques. Il est de bon ton de moquer le côté très mathématique et calculatoire des jeux de Reiner Knizia, mais ceux de Dominique Ehrhard ne sont pas mal non plus. À l’inverse, les jeux de Richard Garfield sont aussi chaotiques que les miens, et me semblent assez difficiles à formaliser en termes mathématiques.

Alors, qui a raison ? Comme d’habitude, tout le monde et personne. Tout le monde parce qu’un jeu est un ensemble complexe, parce que l’auteur – et souvent le même auteur – peut partir d’un thème, d’un mécanisme ou d’un matériel qui l’intéresse, et que selon le cas, la démarche créative sera ensuite très différente. Personne, parce que la création ludique relève peut-être, comme d’ailleurs l’économie et la sociologie, d’une troisième culture, celle du bricolage, qui n’est ni tout à fait de l’art, ni vraiment de la science. Et maintenant il faut que je traduise ça en anglais et que je trouve comment exprimer cette idée de bricolage.


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I have two jobs – designing games and teaching economics and sociology. These domains have one thing in common. They require a mix between two cultures, or two ways of thinking, the scientific and the literary one. Economics and sociology are certainly not hard sciences; they are social sciences, soft or fuzzy sciences, but they nevertheless use more math – and may be more than they ought to –  than psychoanalysis or literary criticism. Designing a board or card game is also a multifaceted activity. , and feels sometimes like writing, sometimes like solving a math problem. This is also true of video games and role playing games. 

In a fascinating interview, Matthiew Dunstan, the author of Relic Runners, soon to be published by Days of Wonder, explains that, for him, designing a game is mostly a mathematical exercise. Relic Runners is indeed directly inspired by the salesman problem – which already gave us several games, including one of my all time favorites, Elfenland. When I’m asked about my activity as a game designer, I usually tell that it’s a bit like writing a movie screenplay or a comics storyline.

If you check the game authors, many indeed have a mathematical background – Richard Garfield and Reiner Knizia both have a PhD in it. Others, like Matthew Dunstan or Bruno Cathala, graduated in chemistry or physics. On the other hand, I’m far to be the only one with a more literary or artistic background – I’m thinking of Philippe DesPallières, or of Dominique Ehrhard, who is a professional painter. The strangest thing is probably that, when I check my game designer friends, I have no idea of their style of academic background, if they have any. It’s not even possible to distinguish between a “scientific” and a “literary” style in game design. Game designers use to mock the abstract and mathematical style of Reiner Knizia’s designs, but Dominique Ehrhard’s games have a similar feel. On the opposite, Richard Garfield’s games are as chaotic as mine, and I doubt he ever tried to formalize them in a mathematical way.

So, who’s right ? As usual, no one and everyone.. Everyone, because a game is a complex item, and because its designer – and often the same designer – can start from a theme, a mechanism or a component, and the creative process can therefore follow different paths. No one, because game design, like economics and sociology, mostly requires a third way of thinking, a third culture, the culture of makeshift* , which is neither art nor science.

* I can’t find an English world to express the idea that “bricolage” gives in French – it has the ideas of makeshift, improvisation, pragmatism, mix of elements from different origins…

Jeu et éducation
Games and education

Ce texte sera publié dans les actes du colloque “Jouer ou Apprendre ?”, qui s’est tenu au mois de mai à Chamonix. Mon intervention ayant été improvisée à partir de notes succinctes, ce texte en est une reconstruction a posteriori, qui s’éloigne sans doute parfois de ce qui a été effectivement dit – ou de ce que d’autres s’en rappellent. Je m’en excuse par avance.

Historien, professeur d’économie et de sociologie en lycée, je suis aussi auteur de nombreux jeux de société, mais j’ai toujours pris grand soin de maintenir entre ces deux activités une frontière relativement étanche, de garder deux casquettes.
Mes élèves savent que je suis joueur, et auteur de jeux. Dans mes cours d’économie, je cite souvent comme exemple le marché du jeu, et les éditeurs de jeux de société, que je connais bien. Ils sont de bonnes illustrations des problèmes de saisonnalité, des calculs de coûts de production, des réflexions sur l’externalisation.
Je suis convaincu que l’histoire du jeu, encore très marginale, pourrait être plus développée – mes premiers travaux universitaires traitaient d’ailleurs de l’évolution des règles du jeu d’échecs, et – ce qui était encore plus amusant – des théories sur l’origine de ce jeu, au Moyen-Âge et à la Renaissance.
Le jeu est aussi un thème intéressant, souvent abordé bien qu’il ne soit pas en tant que tel dans les programmes, dans l’enseignement de la philosophie. Pascal, dont je reparlerai, passe très bien dans les classes de terminale.
Les enseignants de mathématique abordent certes ce qu’ils appellent la théorie des jeux, mais c’est en fait la théorie des choix, des décisions, de beaucoup  de choses qui sont loin d’être toujours des jeux.

Le jeu a bonne presse aujourd’hui, en particulier dans l’éducation. Les «serious games» – un pléonasme déguisé en oxymore car le jeu est toujours pratiqué avec sérieux – sont de tous les doctes stages pédagogiques, même si – heureusement peut-être – bien peu d’enseignants ont vraiment les moyens de les utiliser.

Si le jeu comme thème ne me pose aucun problème, le jeu comme outil d’enseignement au lycée me semble en effet plus problématique. Mon point de vue serait sans doute différent si j’enseignais dans le primaire, où le jeu peut faire gagner du temps, ou à l’université, où des savoirs plus pointus, plus formalisés et mieux maîtrisés peuvent rendre le jeu plus utile. Le jeu pédagogique me pose problème pour trois raisons. D’abord, il remet en cause la nature même du jeu, qui doit rester un divertissement. Ensuite, il tend à renforcer la tendance au formalisme de l’enseignement actuel, en particulier en France. Enfin, il implique une telle perte de temps qu’il peut remettre en cause la fonction essentielle de l’enseignement, apprendre à penser, à comprendre, à réfléchir, à prendre du recul.

1) Le jeu comme divertissement pascalien

Le jeu comme divertissement (Pascal) comme anxiolytique de plus en plus nécessaire dans une société de plus en plus complexe (Durkheim), doit pour remplir son rôle rester vain, rester à l’écart du monde réel.
Si je suis joueur, c’est parce que je me pose des questions à côté du jeu, des questions sur le monde, le reste du temps. J’ai donc besoin d’une frontière claire entre ce qui relève du jeu et ce qui relève du monde réel – qui n’est pas seulement le travail. Je crois que nous avons tous besoin de cette limite.
Les élèves sont bien conscients de cette distinction, et se méfient avec raison des jeux pédagogiques. Quand on leur dit “on va jouer pour apprendre”, ils sentent l’arnaque. Ils savent bien qu’on leur dit qu’on va jouer, mais qu’en fait on est toujours là pour apprendre, pour travailler, que ce n’est pas du jeu. Ils ont donc une réaction de rejet face à ce qu’ils perçoivent – largement à raison – comme une tricherie.

Le jeu pédagogique dévalorise l’enseignement – on a honte d’enseigner, il faut déguiser l’enseignement en jeu – et dévalorise également le jeu – qui n’est plus qu’un vague modèle à l’honnêteté douteuse.

2) La stratégie contre la critique

Les partisans de l’utilisation systématique des jeux dans l’enseignement insistent sur le fait qu’ils forment à la réflexion stratégique et analytique. C’est une évidence, non seulement pour les jeux de stratégie, mais aussi pour la plupart des jeux de société modernes qui appartiennent à ce que l’on appelait autrefois les jeux «de hasard raisonné», c’est à dire calculable, analysable. Et c’est peut-être cela le problème.
Les jeux qu’il est possible de mettre en place pour enseigner l’économie ou la sociologie sont le plus souvent inspirés de modèles théoriques, abstraits, presque mathématiques, donc d’une vision très spécifique, et rarement neutre, des réalités sociales. On sait pourtant que ces modèles ont fait des dégâts considérables, car on a souvent essayé de plier la réalité pour la conformer au modèle, ce qui est l’exact inverse de la démarche scientifique des physiciens et mathématiciens.

La tendance actuelle dans l’enseignement est à favoriser la transmission des connaissances et la réflexion analytique, en évacuant systématiquement les dimensions humaines et sociales, et tout ce qui pourrait ressembler à un débat critique ou une question existentielle.
L’importance excessive donnée aux enseignements scientifiques, et le caractère de plus en plus technique et de moins en moins théorique des programmes de mathématique, les évolutions de l’enseignement de la littérature, réduit de plus en plus à un dépeçage grammatical et rhétorique de textes dont le fond et le contexte n’importent plus, les lamentables nouveaux programmes et nouvelles épreuves de sciences économiques et sociales, qui évacuent tout débat et présentent économie et sociologie sous un angle purement technique, en sont d’édifiantes illustrations. Or c’est précisément le même objectif que vise le jeu pédagogique – formaliser à l’extrême les contenus, réduire la réalité à des systèmes clos, et inviter à appliquer des règles et des mécanismes sans s’interroger ni sur leur pertinence ni sur leur raison d’être. Pour se reposer d’un monde complexe et angoissant, pour se divertir, c’est très bien. Pour transmettre des connaissances et des expériences sur le monde réel, cela peut être dramatique.

Un minimum d’organisation et de rigueur est sans doute nécessaire à l’efficacité de l’enseignement. J’accepte que l’on ait des salles numérotées, des classes numérotées, que l’on fasse l’appel, que la cloche sonne à heure fixe, même si j’ai parfois l’impression d’être dans une caserne ou un couvent plus que dans une école. J’accepte que l’on ait des devoirs, des examens, des notes – tout un attirail formel directement inspiré du jeu. J’accepte tout cela, avec quelques regrets, parce que je sais qu’il serait difficile de fonctionner autrement – surtout «à moyens constants» ;-). Je ne pense pas qu’il soit souhaitable d’aller plus loin.

L’école doit permettre aux élèves de prendre les connaissances, de s’en saisir et d’en faire ce qu’ils veulent et ce qu’ils peuvent. C’est ce que permet la discussion, le débat, et surtout la recherche et la réflexion personnelles, qui restent possibles dans un cours relativement informel. Cela devient plus difficile quand les cours doivent suivre des powerpoint soigneusement préparés, qui aident certes le professeur à apporter efficacement les contenus mais le brident quand il faut s’en éloigner.
Cela devient impossible quand l’enseignement se fait par un jeu dont, par définition – parce que c’est l’essence même du jeu – on ne peut sortir. À la limite, des jeux de société très simples, ou des jeux de communication permettant d’expliquer un mécanisme peuvent être utiles, s’ils sont suivis d’une critique, d’un commentaire de ces mécanismes. Les jeux plus complexes, et notamment les «serious games» informatiques qui demandent un investissement fort et durable du joueur, et s’efforcent de dissimuler leurs mécanismes, de ne pas révéler leurs règles, non seulement n’aident pas à comprendre le monde mais contribuent à en donner une image systématique et biaisée.

Si le jeu n’est généralement pas un bon outil pédagogique, les techniques de “game design” peuvent en revanche en être un. Concevoir un jeu, construire le modèle, amène en effet à réfléchir sur les contenus. Un parallèle intéressant peut être fait avec l’enseignement de la littérature. Aux États-Unis, l’accent est mis sur le “creative writing”, qui a presque disparu de l’enseignement littéraire français, devenu pour partie académique (grands classiques), pour partie ludique (chasse aux figures de rhétorique). Le système américain, à la fois plus amusant et moins ludique, s’avère bien plus efficace, y compris pour apprendre à apprécier les classiques.

3) Perte de temps et d’efficacité

Mettre en place, concevoir un jeu demande énormément de temps et de travail. Les programmes de lycée s’alourdissent – en partie parce que l’on ne veut pas qu’il soit possible d’approfondir, en partie parce que l’on ne veut pas que les professeurs – et surtout les élèves – aient le temps de réfléchir à la pertinence des enseignements.
Le jeu aggrave cela, en ajoutant au temps nécessaire à l’apprentissage des contenus celui requis par l’apprentissage et l’utilisation des règles.

Le système scolaire français, en particulier au lycée, n’encourage pas l’autonomie des élèves. Les outils informatiques, et en particulier internet, sont fabuleux pour cela quand les élèves se les approprient, les utilisent chacun à sa façon pour de la recherche, ou simplement de la découverte. Les TPE (travaux personnels encadrés) en lycée, l’une des rares innovations pédagogiques intelligentes et réussies de ces dernières années, permettent cela, mais restent trop marginaux. L’autonomie permise par le jeu est à l’inverse ne fausse autonomie, une autonomie encadrée, une liberté régulée, une arnaque. À la limite, l’enseignement a plus besoin de jouets, et l’ordinateur en est un, que de jeux.

Conclusion

Enseignement plus ludique, oui, si cela veut dire enseignement plus désordonné, plus ouvert, plus improvisé, plus pluraliste – mais c’est le contraire du jeu, c’est la dérégulation, la responsabilisation des élèves dans le monde réel.
Enseignement plus ludique, non, si cela veut dire ajouter encore des règles arbitraires, des modèles abstraits, des systèmes de scores à un système qui souffre déjà d’un formalisme excessif.

L’adjectif ludique veut dire une chose et son contraire – qui impose des règles et relève du jeu et de l’ordre, qui affranchit des règles et relève de la fête et du désordre. Je pense que l’enseignement aujourd’hui souffre d’un excès de règles, et qu’il a grand besoin d’un peu de désordre.

Mes jeux visent à divertir, pas à enseigner. Il se trouve que l’on peut y calculer (Diamant), y collaborer (Novembre Rouge), ou même y mentir (Mascarade), mais ils ne cherchent pas à enseigner le calcul, la coopération ou le mensonge – ils ne veulent que divertir. La seule exception est sans doute Terra, le seul de mes jeux qui ait clairement une vocation pédagogique (et politique). C’était pour la bonne cause, le développement durable, tout ça, je ne pouvais pas refuser. C’est le jeu qui m’a valu le plus d’invitations à faire des conférences ou à parler du jeu, ce n’est pas celui qui s’est le mieux vendu, et je ne pense pas que ç’ait été le plus utile.


This text will be published in the acts of the symposium on “Gaming or Learning” which took place in Chamonix, last May. My speech was mostly improvised, based on short and succinct notes. This text is therefore a reconstruction written a few weeks later. I apologize if it differs here or there from what I have effectively said, or from what other people might remember.

I have a PhD in history and teach social sciences in a French high school, and I am also a prolific boardgame designer, but so far I always managed to keep these two activities apart.
My students know quite well that I am a gamer and a game designer. When teaching economics, i often use as examples the boardgame market and the boardgame publishers, which I know quite well. They are good examples to explain the business cycles and seasonality, the production costs issues, and the outsourcing debate.

I’m convinced that the history of games, and of gaming, which is so far almost non-existent in academic studies, could be much more developed. My masters dissertation dealt with the way the rules of chess and, which was more fun, the theories about its origins evolved in the Middle-Ages and the Renaissance.
Game and play are also an interesting topic for philosophy lectures – a specificity of French High schools. Game in itself is not part of the programs, but Blaise Pascal, whom we will meet again later, is one of the authors most regularly studied.
Math teachers are theoretically the only ones to tell specifically about games, but their so called game theory is badly named because it tells of all kinds of strategic decisions, and not specifically of games.  

 Games are very popular among education theorists and bureaucrats. The so-called “serious games” (a pleonasm disguised as an oxymoron, since every game has to be played seriously) are discussed at length in all kinds of boring pedagogic meetings, even when very few of the teachers attending have the technical means to use them in their class – well, may be it’s better so.

Games as an academic topic is not a problem, and should be encouraged. Games as an educational tool are more problematic. I might have a different point of view if I were teaching younger children, with whom games can help save time, or at the university, where a deeper, better mastered and more formalized knowledge can more honestly be implemented in a game.
I have three main issues with educational games. First, it questions the very essence of gaming, which must be a diversion from real life. Second, it accentuates the actual trend to excessive formalism in school curricula and technics, especially strong in France. Third, it takes so much time that it challenges what ought to be the main goal of education, teaching to think, to understand, to question and to discuss everything.

1) Game as a diversion

Games are foremost a diversion from the real world, and for this reason a powerful anxiolytic (Pascal), something which becomes more and more necessary when the society becomes more and more complex and intricate (Durkheim). Games can fulfill these basic social function only if they are pointless, disconnected from the real world.
I’m a gamer because, in the rest of my life (when I’m not playing), i ask myself questions about the real world. I need a clear boundary between what is real and what is not, what is pointless and what is not, what is game and what is reality – and reality is not only work. I think we all need this boundary.
Students are highly conscious of this difference, and are wary of educational games. When a teacher says that they will play to learn, they know perfectly well it’s a scam, and react accordingly. They know that the real objective is still to work and learn, that it’s not really a game but just a means, and they take the teachers and the school for what they are – cheaters.

Educational games discredit education – it feels like teaching is shameful and has to de disguised as a game. They also discredit games, which become just vague and dishonest mathematical systems or social engineering tools.

2) Strategic or critical analysis

The core argument of the supporters of systematically using games in education is that games effectively teach strategic and analytical thinking. This is obviously true, not only of the so-called strategy games, but also of most modern board games, who belong to a category which was called in old French – I don’t know if there’s a similar expression in English – games of “reckonable randomness”. But this might also be the problem.
Games that can be used to teach economics or sociology are usually based on abstract, almost mathematical, models and therefore on a very specific, and usually very oriented, conception of the social world. Both in economics and sociology, mathematical models have already done much harm, especially when politicians try to adapt the reality to their theoretical model, when well-thought scientific process is the exact opposite.
The actual trend in French school curricula and teaching methods is to focus both on transmitting first basic and then encyclopedic knowledge, and on strategic and then analytical analysis, while carefully removing or hiding anything that could look like an open question or a possible debate.

The growing emphasis is on hard science, mostly mathematics, and the new maths curricula have much more technics and less theory. The way we teach French literature has become a stupid game of looking for grammatical forms and figures of rhetoric, never caring what the text is really about – and don’t even think of social or historical context. The new programs in Sociology and Economics, which I’m supposed to teach, are designed to avoid anything that could lead to discussion, and describe economics and sociology as abstract, almost scientific, technics and systems. Educational games do the same, they lead to excessive formalization, they describe reality as a closed system, and they teach to apply rules and mechanisms without ever discussing their accuracy or their social function. It’s OK when it’s just a game, just a few hours of diversion from a complex and anguishing real world.  It’s terrible if it’s supposed to describe the real world and teach some knowledge of it.

Some structure and rigor is necessary in education. I can do with numbered rooms, numbered student groups, roll calls, bell ringing every hour, even when it sometimes feel more like barrack or monastery than school. I can do with tests, exams and scores, which are scoring systems directly inspired by games. I can do with all this because I know it would be hard to work otherwise – especially with no more funds. I can do with all this, but I don’t think we need more.

School is a place where students ought to learn stuff, make it their and do what they want and can with it. It’s possible with discussion, research, debate, personal thinking, all things which are easy in the relatively casual setting of traditional lectures. It becomes difficult when lectures have to follow incredibly detailed programs or carefully prepared powerpoints, which can only help the teacher transmit predefinite knowledge, but prevent him from doing anything else.
This becomes almost impossible when teaching is made through a game from which – that’s the very essence of a game – it’s impossible to get out. Very simple boardgames or communication games allowing to explain a simple mechanism can be useful if the game is followed by some comments on its mechanisms and the underlying ideology. More complex games, and especially computerized “serious games” which often require a deep and long term investment by the player and try to hide their rules for more “realism” don’t help to understand the real world, and often even give of it a systematic and often dishonest image. If you want students to think out of the box, better not shut them into a box.

If games are rarely a good educative tool, game design can be. Designing a game requires to build the mathematical model behind it, and therefore to think of what theories are embedded in the model. We can build an interesting parallel with the teaching of writing and literature. In the US, the focus is on creative writing, something which has almost disappeared from French schools, replaced by an indigestible mix or rhetorics and old French classics, of pointless grammatical games and boring academics. The US system is certainly more efficient – even for learning to read and apperciate classics..

3) Loss of time and efficiency

Designing and finalizing a game, especially one with some educational pretense, requires much time. The school curricula are becoming every year longer and heavier – in part because governments don’t want teachers, and worst of all students, to have enough free time to think by themselves and discuss one with another the stuff they are learning. Games make things even worse, because the time to learn the rules is taken from the time to learn the curricula.

The French school system, especially at high school level, rarely fosters autonomy. Computers are a great thing in school because, once the students master them – and they usually do already -, they can use them in different ways, research, exploration or more traditional written work. A student using a computer has some real autonomy, a student playing a game doesn’t, because he is far too enclosed in a very narrow frame by very precise rules. Schools need more toys – the computer is one – not more games.

Conclusion

We need a more playful school, not a more gamey one. Education would be better, more efficient, if it were more open-minded, pluralistic, chaotic, improvised – exactly the opposite of what structured games can – and probably will – provide. We need a school that makes students more conscious and responsible in the real world, not better at strategic thinking. School need less rules and less test scores, not more.

My games are designed to divert, to bring fun or intellectual challenge, but not to teach anything. Of course, one can learn some maths, especially divisions and prime numbers, playing Incan Gold, one can learn collaboration and the danger of alcohol playing Red November, one can learn to lie playing Mascarade, but that’s not the point, that’s not the goal of the game.

Terra is the only exception, the only deliberately pedagogic (and political) game I ever designed. It was for a good cause, sustainable development and all that stuff, so I could hardly decline to do it. It’s the game that granted me the most invitations to symposiums and conferences – but it didn’t sell that good, and I don’t think it was the most useful.

Les personnages dans Mascarade
Characters in Mascarade

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Petits jeux et fortes personnalités

De tous mes jeux, Citadelles est, de très loin, celui qui s’est le mieux vendu. Lorsque l’on me demande de le décrire, je commence toujours en expliquant qu’au centre du jeu sont les cartes personnages et que tout le reste, les bâtiments, les pièces, la construction d’une cité, n’est qu’un prétexte. Une carte personnage, pourtant, ce n’est rien d’autre qu’une carte action, mais cela ajoute un petit côté jeu de rôles à des jeux de cartes qui, sinon, seraient parfois un peu trop froids et trop allemands. C’est un truc que j’aime bien et que j’ai très souvent utilisé, dans des jeux aussi différents que Citadelles, Castel, Aux Pierres du Dragon, Mission Planète Rouge, Lost Temple et, une fois encore, Mascarade.

Quatorze cartes personnages, donc, des héros classiques des univers médiévaux comme le Roi, la Reine ou la Sorcière, d’autres un peu plus originaux comme les Paysans, le Fou ou l’Inquisiteur – rien de très original côté thème, et ni moi ni, je crois, l’éditeur n’en ont jamais sérieusement envisagé d’autre. Des testeurs m’ont fait remarquer, avec raison, que l’univers de la mafia aurait également parfaitement convenu au jeu, avec peut-être même un peu plus de cohérence puisque le but est d’amasser de l’argent. Le Moyen-âge un peu fantastique me fait cependant plus rêver, et, même sans recours abusif à la magie, se prête plus aisément à des effets variés et un peu farfelus.

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Des personnages, un par joueur, et… Rien d’autre, ou presque. Mascarade se joue avec une carte et une seule par joueur, même si il arrive que les joueurs échangent, ou fassent mine d’échanger, leur carte sous la table – mais ce n’est pas pour autant un autre clone des Loups Garous de Thiercelieux. Bref, un jeu de cartes médiéval, psychologique et minimaliste, un peu dans l’esprit de Citadelles. Mascarade fait aussi un peu penser à  Hoax, Oriente, Love Letter et Coup, auquel il devrait bientôt falloir ajouter le Concile de Vérone,  qui sont aussi des jeux de bluff avec une ou deux cartes personnage par joueur et dans lesquels on essaie de deviner qui sont ses adversaires – Mascarade est le seul où l’on doive aussi parfois deviner qui l’on est. À l’exception du déjà ancien Hoax, qui n’a pas été une inspiration consciente de Mascarade, et du plus complexe Oriente, tous ces jeux ont été conçus et publiés plus ou moins simultanément – l’idée était dans l’air.

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Plus on est de fous, plus on rit

Des quatorze cartes personnages de la boite de Mascarade, les toutes premières versions du jeu ne connaissaient que six – le Roi, la Reine, l’Espion (qui n’était pas encore une espionne), le Voleur, l’Évêque et le Juge. S’y ajoutaient, pour jouer jusqu’à dix joueurs, des paysans sans aucun pouvoir, obligeant les joueurs à bluffer. C’est Bruno Cathala, après avoir joué au prototype à Cannes, qui suggéra le premier renfort, la Sorcière. Après que j’avais signé pour l’édition du jeu avec par Repos Prod, les belges firent tourner le jeu et décidèrent qu’il fallait douze personnages différents pour pouvoir jouer jusqu’à douze. S’ensuivirent de nombreux échanges de mails, et une quinzaine d’idées de part et d’autre, dont la moitié environ s’avérèrent trop complexes ou trop puissantes. Au bout du compte, il nous restait bien douze personnages mais, les paysans allant par deux, cela permet de faire jouer treize joueurs. L’Usurpateur et le Maudit, un peu complexes et donc réservés aux joueurs connaissant déjà assez bien Mascarade, ont été gardés en réserve pour servir de goodies ou entrer dans une future extension. Quant à la Mendiante, personnage en quête d’auteur, elle a bien existé, mais son pouvoir ne nous convainquait qu’à demi – aux joueurs donc de lui en imaginer un, qui sera sans doute meilleur. De manière plus générale d’ailleurs, si ce jeu est appelé à rencontrer un certain succès et à avoir un jour une extension, ce qui est possible, toutes les idées sont les bienvenues.

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Un jeu de gauche ?

J’ai toujours tenu fermement à l’autonomie du jeu, au fait qu’un jeu ne devait en principe être destiné ni à enseigner quoi que ce soit, ni à faire passer un message. Cette position ne m’empêche pas de glisser à l’occasion dans des jeux non pas des messages, mais des clins d’œil littéraires ou politiques.

C’est ainsi que Mascarade n’est pas seulement un jeu de bluff mais est aussi, un peu,  un jeu révolutionnaire, féministe et anticlérical.

Un jeu révolutionnaire à travers les deux paysans, directement inspirés des paysans de Kaamelott, toujours prêts à la jacquerie. Vous remarquerez d’ailleurs que les paysans sont assez bien armés, loin de l’image servile qu’ils peuvent avoir dans d’autres jeux médiévaux. Swords to Plowshares ? Plowshares to Swords ! D’ailleurs, lors des tests, chaque fois qu’un joueur révélait un second paysan, il ne manquait pas de s’écrier “Révolte”.

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Un jeu féministe, à travers le rôle du Roi et de la Reine. La souveraine a le même pouvoir que son époux, mais est payé un tiers de moins. Petite remarque en passant quand même, le vrai problème en France aujourd’hui n’est pas que les femmes soient payées un peu moins que les hommes pour le même boulot, ce qui n’est quasiment plus le cas car les prudhommes font respecter la loi. Le vrai problème est que, à qualification équivalente, les femmes sont bien plus nombreuses dans les emplois mal payés et les hommes dans les emplois bien payés – mais c’est un peu plus compliqué à expliquer en une minute à la télé, et moins amusant à mettre dans un jeu.

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Un jeu anticlérical – je sais, c’est un peu une manie chez moi – car l’Évêque est un voleur, et non plus un gentil protecteur comme dans Citadelles. Certains m’objecteront sans doute que l’Évêque de Mascarade s’attaque au joueur le plus riche alors que, dans la réalité, les églises exploitent plus souvent les pauvres. Mais, bon, pour l’équilibre du jeu, il fallait voler les riches. Mascarade est donc, comme beaucoup de jeux d’ailleurs, plus équilibré que le monde réel. Quant à l’inquisiteur, il n’a pas l’air très sympathique non plus.

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La place et l’image des femmes, suite

Mes articles sur l’image des femmes dans les jeux de société, il y a un an de cela, m’ont valu de nombreuses réactions, et j’y avais déjà un peu parlé de la mise au point de Mascarade.  Le jeu étant maintenant paru, je peux en risquer un bilan. Côté parité, Mascarade ne s’en sort pas trop mal avec cinq personnages féminins (Reine, Veuve, Espionne, Sorcière et Mendiante) sur quatorze, soit 36%, dans un univers médiéval dont l’imaginaire condamnait de nombreux personnages, comme le Roi, l’Évêque ou l’Inquisiteur, et même dans un certain imaginaire le Fou ou le Juge, à rester masculins. D’autres devaient certes de même être féminins, mais ils sont moins nombreux – la Reine et la Sorcière, à la limite la Veuve. Nous avons pensé un temps à avoir un Paysan et une Paysanne, mais cela aurait détruit la référence à Kaamelott. Entre l’Espion et le Voleur, nous avons longtemps hésité pour savoir lequel serait un homme et lequel une femme, et j’avoue ne plus bien savoir pourquoi nous avons finalement opté pour l’espionne – au physique d’ailleurs assez androgyne. Jeremy Masson a aussi bien su déjouer les pièges iconographiques, puisque même les deux filles les plus mignonnes, la Reine et et l’Espionne, ne tombent pas dans les stéréotypes sexistes. Pas de courtisane à demi dévêtue ou de guerrière arborant fièrement un bikini en cotte de mailles.

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Bref, auteur, éditeur et illustrateur ne s’en sortent pour une fois pas trop mal, mais il est vrai que nous avons fait attention à maintenir une certaine parité, et que ce relatif équilibre n’est donc pas parfaitement naturel, ce qui est aussi un problème. Peut-être, si nul n’y avait pris garde, nous serions nous retrouvé comme dans la première édition de Citadelles, sans aucun personnage féminin – ou peut-être pas.

Et ces personnages, on en fait quoi ?

Toutes ces considérations un peu fumeuses sur la conception de jeux et ses implications politiques un peu tirèes par les cheveux ne vous ont néanmoins absolument pas appris à quoi ressemblait une partie de Mascarade, quels étaient les mécanismes du jeu. Mascarade, c’est un peu le croisement de Citadelles, pour les personnages, et du bonneteau, pour leur manipulation. Chaque joueur démarre la partie avec une carte personnage et 6 pièces d’or, et le vainqueur est le premier à avoir utilisé les pouvoirs des différents personnages pour parvenir à 13. Certains personnages, comme le Roi ou la Reine, prennent de l’argent à la banque. d’autres, comme la Sorcière ou l’Évêque, font circuler les richesses entre les joueurs. D’autres enfin ont des effets plus subtils, comme le Tricheur ou l’Inquisiteur. À son tour, un joueur peut échanger, ou faire semblant d’échanger, son personnage sous la table avec celui d’un autre joueur. Il peut aussi, s’il ne sait plus où il en est, regarder sa carte. Il peut surtout annoncer le personnage qu’il pense être afin d’appliquer son pouvoir, au risque d’être contredit par d’autres joueurs pensant, eux aussi, avoir le même personnage. Il faut donc suivre ce qu’il se passe sur la table, essayer de deviner ce qu’il se passe dessous, et prendre des risques au bon moment. Mascarade est un jeu de bluff dans lequel,on doit se méfier non seulement de ses adversaires, mais aussi de soi-même… La grande variété des personnages permet, d’une partie à l’autre, des combinaisons et des sensations de jeu très différentes.

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Dans la conception de ce jeu, j’ai cherché à ne jamais cacher les joueurs derrière les règles, derrière les cartes – à Mascarade, comme à Citadelles, comme au Poker, on joue moins avec des cartes qu’avec des joueurs. Je pense y être parvenu.

Mascarade
Un jeu de Bruno Faidutti
Illustré par Jeremy Masson
2 à 13 joueurs –
30 minutes
Publié par Repos Production (2014)
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Minimalistic games and big characters

Citadels is, by far, my best seller game. When asked to describe it, I always  start with stating that the character cards and the bluff about them are the heart of the game and that all the city building and making money story is just a MacGuffin.  A character card, however, is little more than an action card – it’s just an action card with a nice character name that brings some roleplay in games which would otherwise have felt a bitt too cold, too flat, too German. Character cards are one of my favorite tricks, and I’ve used them in very different games, games like Citadels, Castle, Fist of Dragonstones, Mission : Red Planet, Lost Temple and, once again, in Mascarade.
There are fourteen character cards in Mascarade. King, Queen or Witch are classics of fairy stories and boardgames, Peasants, fool or Inquisitor are slightly more original, but there’s really nothing new in the game’s setting. Some playtesters remarked rightly that a mafia theme could have worked as well, and even made more sense when the goal of the game was just to make money. Well, the Middle-Ages, especially with a little fantasy thrown in, feels more exotic to me, and makes easier to create new characters with special and sometimes zany abilities.

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One character card per player and,,, almost nothing more. Mascarade is played with a single character card per player, even when sometimes a player can swap, or fake to swap, his character with another player’s one, but it’s not one more Werewolves clone. It’s a minimalistic medieval fantasy bluffing card game in the same style as Citadels. Mascarade also reminds of some older – Hoax, Oriente – and mostly recent – Love Letter, Coup, and the soon to be published Council of Verona – card games. In all of these games, each player has one or two cards in hand and tries to guess his opponents’ ones – Mascarade is the only one in which one must also often guess his own character card. With the single and noticeable exceptions of Hoax, more than twenty years old, and of Oriente more complex and ten years old, all these games were designed and published more or less simultaneously these last months – the idea was in the air.

tricheur

The more characters, the better

The game as published has 14 character cards, but the first testing versions had only six – King, Queen, Spy, Thief, Bishop and Judge. There were also some peon cards, with no specific ability, to play with seven or more players. The first additional card was the Witch, from an idea by Bruno Cathala at the 2012 Cannes festival. After I signed the publishing agreement with Repos Prod, they played a lot and decided we needed twelve different cards to have a richer and more varied experience, especially with lots of players. we spent months exchanging emails with new character ideas, half of which were abandoned because they were too complex and/or unbalanced. We ended with twelve validated characters, but since there are two peasants, this allows for thirteen players. The Cursed and the Usurper, which are slightly more complex and only playable once one knows the game well, have been kept as possible goodies or to be inserted in a future expansion. If this game sells well, and I think it will, all other ideas are welcome.

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A liberal game ?

I’ve always been strongly devoted to the idea that games are and must be kept autonomous. Games are not designed to teach anything, nor to carry any message – when they are, they are usually bad games. This doesn’t prevent me from making some literary or political references in my games, half wink and nod, half joke. Most players don’t even notice them, and they don’t need to to have fun with the game.

So, in a way, Mascarade is not only a bluffing game – it’s also a revolutionary, feminist and anticlerical game.

It’s a revolutionary game because of the two peasants, directly inspired by the two farmers in the French TV series Kaamelott. In this clever and humorous parody of the Arthurian myth, the two farmers are always ready to rise a revolt against King Arthur. You can notice that the peons on the cards are well armed. Swords to Plowshares, or Plowshares to swoards ? In the game tests, every time a player revealed the second peasant, he always shouted “revolt”.

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It’s a feminist game, because of the King and Queen abilities – the Queen does the same job as the King, but is just paid one third less. The real issue now, at least in France, is not that women are paid less than men for the same job – the law is quite strict on this – but that, with similar qualification level, there are many more women in less paid jobs and many more men in well paid ones, but that’s a bit more complex to explain in one minute on TV, and also less fun to implement in a game – at least in this one.

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It’s an anticlerical game – a personal obsession of mine – because the Bishop is basically a thief, and not a kind protectorvlike he was in Citadels. Some might object that real churches usually steal more from the poor than from the rich, but stealing from the rich was better for the game’s balance. Mascarade – like many games – is better balanced than the real world. The inquisitor also doesn’t look very nice.

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Once more on women and games

Last year, my articles about the place image of women in boardgames generated some buzz and many reactions. I was busy designing Mascarade at the time, and already inserted a few remarks about it. Five female characters in fourteen makes for 36%, which is not bad in a medieval fantasy setting in which several characters – King, Bishop, Inquisitor, may be even Judge and Fool – had to be males. Fewer had to be females – Queen, Witch, may be Widow. We considered having a male and a female peasant, but this would have weakened the Kaamelott connection. We didn’t know whichnone of Spy and Thief will be a female, and in the end, if I remember well, let the illustrator make his decision. Jeremy Masson was quite good at drawing gorgeous and typical fantasy drawing with some subtlety. Both Queen and Spy are quite pretty, but Jeremy avoided the usual sexual stereotypes. No half-naked courtesan, no female warrior in bikini chainmail.

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Does this mean that author, publisher and illustrator managed to set it right – more or less, yes, but the issue was considered and discussed, which is in itself an issue. May be, if we didn’t consciously consider the sex balance problem would we have made a game like the first edition of Citadels, with only male characters – or may be not.

And then, what do these characters do ?

All these verbose ramblings about game design and politics didn’t tell much about what a Mascarade game really looks like, what are the real systems of the game, what the actual gameplay feels like. Mascarade feels a bit like Citadels, for the character cards, meets Three Cards Monte, for the way cards are handled. Each player starts the game with a character card and 6 gold coins, and the winner is the first to own 13 gold. Some characters, like the King or Queen, bring money from the bank into the game. Others, like the Witch or Bishop, move money from one player to another. Other have morensubtle abilities, like the Cheater or the Inquisitor. On his turn, a player can do one of three things. He can swap his character with another player’s one, under the table … or fake to swap the cards. If he is really lost, he can just look at his own card. Last but not least, he can claim to be a certain character in order to use the character’s ability – but other players can call his bluff and also claim to be the same character.  Mascarade is a game in which players must more or less keep track of what’s happening over the table, while trying to guess what’s happening under it, and make risky claims at the right time. It’s a bluffing game in which one not only can’t trust his opponents, but also often can’t trust oneself.the many different characters available make for interesting combos and very different game sessions.

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When designing Mascarade, I tried never to hide the players behind the rules, behind the cards. I wanted a game im which, like in Citadels, like in Poker, one doesn’t really play with cards, but with players. I think I succeeded.

Mascarade
A game by Bruno Faidutti
Art by Jeremy Masson
2 to 13 players – 30 minutes
Published by Repos Production (2013)
Boardgamegeek

Jeux de coopération et de compétition, un paradoxe politique
Cooperative and competitive games, a political paradox

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J’étais, il y aune dizaine de jours, à un très sérieux colloque international sur les jeux et l’éducation. J’y ai principalement exprimé ma méfiance face à la mode du jeu éducatif, y compris le “serious games” informatique, qui bien souvent n’est plus perçu comme un jeu par les élèves, qui privilégie la réflexion analytique et stratégique déjà trop présente dans l’univers scolaire au détriment de la pensée critique, et qui, tout comme les envahissants powerpoints, finit par interdire l’improvisation et l’innovation au nom même de l’innovation. Il faudrait que je reprenne les vagues notes qui ont servi de base à mon intervention pour en faire un article rédigé et construit, mais j’avoue avoir un peu la flemme. je voudrais plutôt aborder l’une des tendances qui m’ont frappé lors des divers ateliers et débats auxquels j’ai pu prendre part – la mise en avant systématique des jeux de coopération et de collaboration.

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Quel enfant n’a pas joué au Verger, publié par Haba dans sa grosse boite jaune avec plein de jolis fruits en bois . Déjà présents depuis bien longtemps dans les jeux pour enfants, le jeu de coopération a sauté le pas il y a une petite dizaine d’années pour passer dans les jeux de société pour adultes. Reiner Knizia a ouvert la voie avec le Seigneur des Anneaux, d’autres ont suivi, avec notamment Les Chevaliers de la Table Ronde ou Pandémie. Moi même, qui ne suis pas un fan du genre, ait commis le faussement politiquement correct Terra et le très peu politiquement correct Sauvez le Kursk Novembre Rouge.

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Nous sommes véritablement dans le “politiquement correct”. Le jeu de coopération – et ce n’est pas par hasard que l’on préfère ce mot à celui de collaboration – est particulièrement bien vu dans deux milieux qui se recoupent assez largement, et dans lesquels je me reconnais d’ailleurs largement, les écologistes et autres anti-capitalistes un peu bobo, et les profs de gauche. Il y a à cela des raisons d’ordre moral et éthique, voire simplement esthétique, relevant de la non-violence, comme si un jeu de compétition était réellement violent. Il y a surtout des motifs politiques et économiques sur lesquels je voudrais m’attarder car ils me semblent découler assez largement d’une erreur d’analyse. L’idée, en gros, serait que le vilain capitalisme mondial est le monde de la compétition sauvage, représenté par les jeux traditionnels, auquel nous devrions opposer le monde de la gentille collaboration pour bâtir un avenir meilleur et un développement durable, illustré par les jeux coopératifs. Si je suis bien d’accord pour dire que l’on ne bâtira sans doute pas un monde meilleur à coups de fusils d’assaut et d’épées à deux mains, je pense que l’analyse du capitalisme contemporain comme un univers de pure compétition est largement, et parfois délibérément, trompeuse. Les grandes multinationales qui emploient le jeu lors de leurs formations internes utilisent aussi beaucoup les jeux de coopération pour encourager le “travail d’équipe” très productif, les “synergies”, l'”émulation”, la “culture d’entreprise” toujours hypocrite et toutes ces sortes de foutaises. Comme l’avait vu Marx, le capitalisme met bien les prolétaires en compétition les uns avec les autres, et l’aggravation récente de cette tendance remet peut-être dans l’actualité les analyses en termes de paupérisation du prolétariat.  Mais, comme l’avait vu Schumpeter, dont tous ceux qui ne connaissent que le thuriféraire de l’entrepreneur innovateur oublient qu’il se revendiquait socialiste, le capitalisme moderne n’est pas seulement l’univers de la concurrence, c’est aussi celui de la connivence – des arrangements, de la combinazione diraient nos amis italiens, pas toujours non-violents. Et puis, pour changer le monde, il y a aussi des moments où il faut se révolter et se battre. Faire du jeu de compétition la métaphore de la guerre et de la concurrence sauvage et du jeu de coopération celle de la paix dans le monde et du développement durable est une gentille mais monumentale erreur d’analyse.

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Certes, me répondront les gentils éducateurs, mais du moins les jeux de coopération permettent-ils d’encourager la discussion, le débat, la construction collective d’une stratégie plutôt que le chacun pour soi. Ce sont d’ailleurs des jeux où tout le monde gagne (ou perd) – contre le vilain corbeau noir ou l’œil de Sauron – et ou aucun perdant ne se sent personnellement humilié. Je leur rappellerai d’abord que, sauf cas pathologiques, le perdant d’un jeu de compétition n’a aucune raison de se sentir humilié, ni le vainqueur de se sentir fier puisque, par définition, ce n’est qu’un jeu. Dans un jeu, si l’on cherche toujours à gagner, on se moque bien au fond, ensuite, de savoir qui a gagné. Ce qui se passe dans bien des jeux de coopération est plus problématique – il n’y a ni vainqueur, ni vaincu, mais il y a souvent un leader, un guide (j’arrête les traductions avant d’atteindre le point Godwin).  Les vrais jeux de coopération, et notamment ceux destinés aux plus jeunes comme Le Verger, sont en fait souvent des jeux pour un seul joueur, avec une stratégie optimale. Parfois, des joueurs d’âge, d’intérêt et de capacités équivalents vont débattre pour s’adapter aux circonstances et découvrir cette stratégie optimale mais, bien souvent, l’un d’entre eux va prendre le leadership, expliquer ce qu’il faut faire, pourquoi il vaut mieux que le corbeau mange des prunes s’il reste plus de prunes, et l’initiation à la collaboration devient entrainement au leadership et à la soumission.

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Certes,  des jeux tentent de contourner ce problème. Pour les plus jeunes, des jeux de construction ou d’adresse – je pense par exemple à Burgritter – obligent les joueurs à effectuer des actions à plusieurs. Dans les jeux pour adultes, l’introduction d’un possible traître, comme dans les Chevaliers de la Table Ronde ou Battlestar Galactica introduit la suspicion et empêche la franche discussion collaborative. Je trouve personnellement que cela donne à ces jeux une dimension psychologique très intéressante, mais je ne suis pas certain que la délation et la chasse au mouton noir soient précisément ce que les naïfs pédagogues vantant les jeux de coopération cherchent à encourager. Ça n’empêche pas toutes les colonies de vacances de jouer aux Loups Garous de Thiercelieux, et c’est tant mieux. On peut aussi, et c’est le choix d’Antoine Bauza dans Hanabi, qui fait beaucoup parler de lui en ce moment, interdire toute communication entre les joueurs – mais là, c’est le débat collaboratif qui en prend un coup. Et je ne parle pas de Space Cadets, ou chacun fait son petit jeu dans son coin – même si ça a l’air d’être un jeu diablement amusant.

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Restent les jeux par équipe – un genre que j’aime assez pratiquer mais avec lequel je suis suffisamment mal à l’aise pour ne m’y être jamais vraiment essayé comme créateur. Dans un jeu par équipe – et c’est notamment vrai dans le sport – il y a à la fois de la collaboration, entre partenaires, et de la compétition, avec les autres. C’est sans doute pour cela que les sports d’équipe sont si fréquemment utilisés et mis en scène à l’école, mais eux aussi produisent des leaders et, surtout, créent un univers de jeu divisé en deux camps – pas du tout politiquement correct, ça!

Alors quoi ? Alors, sans doute, faut-il accepter une bonne fois pour toutes que l’on s’en moque, qu’un jeu n’est fait et ne peut être fait ni pour enseigner la compétition, ni pour apprendre la collaboration, mais simplement pour divertir les joueurs, et que l’on peut se divertir très innocemment l’un contre l’autre ou l’un avec l’autre tant que, justement, on ne pense pas être là pour apprendre quoi que ce soit.


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A dozen days ago, i hold a conference at a very serious international symposium on games and education. I mostly expressed my wariness with the recent fashion in educative games, including the computer strangely called “serious games” all of which are never really considered games by students and focus on analytic and strategic thinking, which are already far too present in school, and largely discard as irrelevant any form of critical thinking. Like powerpoints, games tend to limit teachers’ improvisation and therefore innovation in learning, in the very name of innovation. I should take the bunch of notes I used in my speech and write a consistent article out of them, but i’m a bit lazy about it and would rather discuss one of the emphasis I noticed there – the emphasis on cooperative and collaborative gaming.

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Cooperative children games have been popular for years. Every kid in Europe has played The Orchard, a basic and mostly luck driven cooperative published by Haba with lavish wooden bits. Many AMerican kids have plyed one of the – usually bad – Family Pastimes boardgames. Cooperative boardgames entered adult boardgaming with Reiner Knizia’s Lord of the Rings, and many authors followed suit with, among others, shadows over Camelot or Pandemic. Even when I’ve never been very dedicated to the genre, I designed two, the superficially and falsely politically correct Terra and the totally unpolitically correct Save the Kursk Red November.

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Cooperative games are the epitome of liberal political correctness. They are very popular in two circles to which I undoubtedly belong, ecologists and similar anti-capitalists and leftist teachers – and calling them cooperative games rather than collaborative games is, especially in Europe, not a neutral choice. There are moral and ethical, if not simply esthetic, reasons to this – cooperative game looks like a non violent sort of gaming, as if competitive games were really violent. There are mostly political and economical reasons which, i think, derive from a popular but erroneous analysis. Broadly speaking, the idea is that the evil world capitalism is the world of fierce competition, and is represented in competitive games, and that we ought to oppose to it the world of friendly cooperation and sustainable development embedded in collaborative games. While I agree that chainsaws and two-handed swords might not be the  best fitted tools to build a better tomorrow, i also think that the prevalent analysis of contemporary capitalism as a world of pure competition, as in Mankiw’s catechism, is largely and may be deliberately misleading. Global corporations also make a heavy use of cooperative games – though they prefer to talk of collaborative gaming –  to promote “team spirit” and enforce “corporate culture” and other similar bullshit. As Marx has rightly observed, capitalists tend to create competition between workers, and the recent globalization might be reviving his analysis about the gradual impoverishment of the working class. Schumpeter is often quoted nowadays as the champion of small capitalist innovators, while we forget that he was also a self proclaimed socialist and champion of state monopolies, and he was also right in describing modern capitalism as the world not only of competition, but also of arrangements, cartels, connivence – combinazione, to use the italian world, not necessarily associated with non violence. Furthermore, revolt might be necessary to change things, and can’t be always non-violent. Stating that competitive gaming is a metaphor of war or savage capitalism, and cooperative games a tool for peace in the world and sustainable development is a cute idea but a major error in reasoning.

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Of course, nice and well meaning teachers might answer that, at least, collaborative games teach discussion, debate, and the collective building of a strategy rather than the usual every man for himself. Since everyone wins, or sometimes loses, against the dark raven or the evil eye of Sauron, no individual loser can feel humiliated, no individual winner can feel particularly proud of himself. Well, a common characteristic of all games is that they are just games and that winning and losing, while being fundamental when playing, doesn’t matter anymore once the game is over. What happens with many cooperative games is more problematic – there’s no winner or loser, but there’s often a leader, a guide (let’s stop with translations before we reach the Godwin point) who takes all the real decisions for all players. True cooperative games,  and especially those aimed at younger players like the ubiquitous Orchard, are in fact single player games with an optimal strategy. Players of the same age, energy and abilities might collaborate to find this strategy, but most times one will seize the leadership, explain why it’s better to have the raven eat plums when there are mostly plums left, and what was designed as a tool for learning collaboration becomes a tool for learning leadership and submission.

Of course, there are technical ways to avoid the leadership issue. Some children games, like the building game Burgritter, require gamers to really act as a team when fulfilling some tasks. In adult games, the introduction of a possible traitor, like in Shadows over Camelot or Battlestar Galactica, creates strong suspicion and prevents totally open discussion. I think it brings a very interesting psychological dimension to these games, but I’m not sure denunciation and hunt for the black sheep are exactly what leftist educators want to teach. Anyway, this doesn’t prevent most summer camps to play werewolf, and that’s for the best. One can also, like Antoine Bauza did in Hanabi, forbid any communication between players – so much for collaborative debate. And I don’t talk of Space Cadets, in which each player plays his own little solo game – even when it seems to be a pretty fun game.

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Team games are a genre of their own. I like playing them, but I’ve never really known how to design them. In a team game – including most sports – there’s both collaboration between partners and competition against the opposing team. That’s probably why sports are so regularly used at school – though I used to hate them as a student. The problem is that they also encourage leadership, and create a game world divided in two sides – not very politically correct either.

So what ? Let’s agree that we don’t really care, that a game is never designed to teach competition or collaboration but just to give the players some fun or excitement, and that it’s perfectly well to play one against the other or one with the other, as long as it’s just a game and nobody thinks he’s learning anything.

La Carte et le Territoire
The Map and The Territory

…she has an original Parker Brothers map of the world.”
This was interesting, since the map represented the only view we had of the world before the Something That Happened. For some reason, its destruction had not been demanded under Annex XXIV.
“Does she adhere to the theory that it represents global Chromatic regions of the pre-Epiphanic world?”
“She does, although I’m doubtful myself. If we were regionally blue when Something Happened, there’d be more evidence of it now.”
“And the RISK acronym? What does she think that stands for?”
“Regional International Spectral Kolor . Yes, I know,” Mr. Lemon-Skye agreed when I looked doubtful, “it must be an archaic spelling. But get her to show you the map. It’s almost complete, you know-only the nations of Irkutsk and Kamchatka have been eaten by clodworms.”
Jasper Fforde , Shades of Grey


Si la représentation de l’histoire dans les jeux de société est un sujet de débat assez fréquent, l’usage très particulier qu’ils font de la géographie n’a jamais vraiment donné lieu à réflexion. Les auteurs de jeu sont pourtant, après les géographes, parmi les plus gros utilisateurs de cartes. Qui plus est, ils ne se satisfont généralement pas des cartes dressées par les géographes et dessinent les leurs, se souciant souvent plus de jouabilité que d’exactitude.

Les cartes utilisées par les concepteurs de jeux de société sont essentiellement de quatre types que j’appellerai, par analogie, les parcours, les puzzles, les réseaux et les grilles.

Les parcours sont faits d’une suite plus ou moins linéaire de cases, constituant soit un trajet de la case départ à la case d’arrivée, comme dans le Jeu de l’Oie ou dans mon Pony Express, soit un circuit fermé comme dans les jeux de course automobile, ou dans le Monopoly. Dans un jeu de course comme Formule Dé, la dessin des circuits peut être assez fidèle, dans d’autres, comme le Monopoly,  la pertinence géographique n’est même pas recherchée puisque c’est leur valeur immobilière, et non leur proximité, qui fait que certaines rues se retrouvent à côté d’autres.

Pony Express a l’un des plus beaux plateau de jeu que je connaisse, mais sous l’apparence d’une carte, ce n’est qu’une simple piste, comme au jeu de l’oie.

J’imaginais Lost Temple dans les montagnes des confins du Cambodge et du Laos, là ou Malraux situe l’action de la Voie Royale… j’ai été un peu surpris par la mer ajoutée par Pierô, mon ami illustrateur.

Le parcours peut être déformé, trituré, agrémenté de courbes et parfois de raccourcis pour donner l’apparence d’un plan plus que d’une ligne, mais il reste une ligne, une piste disent souvent les joueurs, qui disposent généralement d’un pion qu’ils doivent amener du départ à l’arrivée, ou auquel ils doivent faire faire un certain nombre de tours de circuit.

Le parcours d’Ave César, sans doute le meilleur jeu de course publié à ce jour, avec ses couloirs de ravitaillement et ses virages serrés, devait clairement dans l’esprit de son auteur voir s’affronter des formule 1 et non des chars romains.

Le deuxième type traditionnel de cartes utilisé dans les jeux est la carte politique, qui prend la forme d’un puzzle dont les pièces sont coloriées en quatre ou cinq couleurs différentes – rarement moins, quatre couleurs étant le plus souvent nécessaires, et toujours suffisantes, pour colorer les régions d’une carte sans que deux régions voisines ne soient de même couleur.
Certaines de ces cartes peuvent être en tous points identiques aux cartes politiques des géographes ou, plus souvent, des historiens. En effet, si la géographie sert d’abord à faire la guerre, selon la célèbre formule d’Yves Lacoste, elle sert aussi beaucoup à jouer à la guerre. Diplomacy se pratique ainsi sur une carte politique parfaitement exacte de l’Europe en 1914. Souvent pourtant, dans les jeux de guerre comme le Risk, dans les jeux de majorité comme El Grande, dans des jeux mêlant guerre et commerce comme Mare Nostrum, l’auteur de jeu est amené à prendre des libertés avec la réalité politique. Sur la carte du Risk, les États-Unis et le Canada sont ainsi divisés en plusieurs cases pour faire de l’Amérique du Nord un champ de bataille plus conséquent et plus susceptible d’être divisé. La vaste Sibérie voit elle aussi apparaître des subdivisions, Irkutsk et Yakoutie, tandis qu’un vaste royaume de Siam semble quelque peu anachronique.

10 Days in Europe anticipe l’indépendance de l’Écosse et du Pays de Galles…

Les provinces romaines, royaumes et cités antiques de Mare Nostrum, comme de tous les très nombreux jeux centrés sur une carte de la Méditerranée, portent des noms authentiques, même s’ils ne sont pas nécessairement contemporains les uns des autres, mais sont surtout de superficies à peu près équivalentes, ce qui est bien plus pratique lorsqu’il s’agit d’y placer des armées et des marchandises.

Olympos, la Grèce …et l’Atlantide.

Une toute autre localisation dans l’extension de Mare Nostrum…

Bien sûr, les univers imaginaires et fantastiques sont un bon moyen de contourner ces problèmes. Certains peuvent trouver à redire à tel ou tel détail de la carte d’Axis and Allies, nul ne peut reprocher la moindre inexactitude à celle de Conquest of Nerath.
Dresser une carte d’un continent imaginaire permet en outre de se concentrer sur l’intérêt ludique, ajoutant ici un large fleuve pour ralentir les armées ou accélérer le commerce, là une chaîne de montagne pour bloquer fermement tout passage autrement qu’à dos de dragon.

Personne ne viendra se plaindre de ce que la frontière entre Fullsome Pocket et Ellen’s Bight n’est pas bien placée.

Michael Menzel a réalisé de très nombreux plateaux de jeu panoramiques, pour Les Piliers de la Terre, L’Âge de Pierre, Andor et bien d’autres jeux…

Particulièrement intéressante sans doute pour les géographes comme pour les historiens est la carte de Viking Fury, réédité sous le nom d’Invasions. Si l’on est prétentieux, on peut y voir une tentative de représenter l’Europe “du point de vue des vikings”, mais il s’agissait sans doute pour les auteurs du jeu de dessiner l’Europe d’une manière qui permette de représenter les invasions vikings, quitte à prendre de nombreuses libertés avec la géographie physique. Le résultat est une étonnante carte un peu physique, un peu isochrone, un peu imaginaire.

La première carte de Viking Fury, une sorte de portulan viking.

Et sa luxueuse réédition, Invasions.

Un autre exemple de parti pris étonnant est la carte de Trajan, certes un jeu assez abstrait. La carte présente l’Europe septentrionale et occidentale vue depuis Rome, en mode panoramique, à la manière des plans de stations de ski. Géographiquement surprenante, elle l’est aussi pour l’historien – alors que Trajan s’est surtout battu contre les Daces et les Parthes, et qu’on lui a parfois reproché de favoriser sa Bétique natale, ni la Dacie, ni les provinces hispaniques n’apparaissent sur la carte. Il est vrai que le jeu est surtout destiné à être vendu en Germanie.

La carte panoramique de Trajan, l’Europe vue depuis le Forum.

Apparus dans les années quatre-vingt-dix, Les jeux de majorité sont un peu la version politiquement correcte des jeux de guerre. On ne s’y bat, pas on rivalise d’influence. On ne s’y tue pas, on s’expulse. Il y faut des cases peu nombreuses, une dizaine tout au plus, de préférence un peu irrégulières pour permettre des tactiques variées, et assez grandes pour que les intrigants des divers joueurs puissent y cohabiter.

La superbe carte d’El Grande, au style vaguement Renaissance a été dessinée par Doris Matthäus, qui a fait également celles, splendides, d’Elfenland, d’Elfenroads ou de Fugger, Welser, Medici.

Si Venise est particulièrement populaire parmi les auteurs de jeux, c’est sans doute parce que la ville fait rêver, mais c’est aussi parce que les canaux permettent de dresser très simplement les limites entre les quartiers.

Lorsque l’univers est assez vague, simplifié, symbolique, les régions prennent volontiers une forme géométrique, parfois carrée, notamment lorsque des cartes à jouer permettent de construire la surface de jeu, mais plus souvent hexagonale. Triangles, rectangles ou hexagones permettent tous de construire un dallage régulier d’une surface, mais l’hexagone est plus pratique. L’absence de contact par les coins facilite la conception de règles qui n’ont pas à définir précisément le caractère adjacent de deux régions, et les déplacements y ont un air moins rectiligne, donc moins abstrait, que sur un dallage carré. C’est le choix que j’ai fait dans La Vallée des Mammouths, où les six directions correspondent en outre au six faces du dé.

La Vallée des Mammouths

L’île de Pâques, tout en hexagones.

Des auteurs malins, comme Philippe Keyaerts, se sont même fait une spécialité des hexagones légèrement tordus ou déformés pour ne pas avoir l’air trop géométriques, comme dans Vinci ou Small World.

Antike, une carte où les frontières n’ont aucune pertinence géographique ou historique – il n’y a en fait que des hexagones.

Le bassin Méditerranéen est sans doute la partie du monde la plus cartographiée dans les jeux. Si le style de la carte de Méditerranée est original, c’est que le thème n’est plus la guerre dans l’antiquité, mais le commerce à la Renaissance. Et l’on retrouve des hexagones, du moins en mer.

Les hexagones honteux peuvent même, comme dans Cyclades, se déguiser en cercles.
Certes, les géographes n’ignorent pas la géométrie, et le célèbre diagramme de Christaller sur les hiérarchies urbaines est fondé sur les mêmes propriétés mathématiques de l’hexagone. Mais pour les géographes, il s’agit là d’un schéma dont chacun sait qu’il ne décrit que très imparfaitement la réalité. Pour un joueur, c’est la réalité du jeu.

Summoner Wars se joue sur un tablier, nom que l’on donnait autrefois à tous les plateaux de jeu géométriques utilisés dans les jeux traditionnels. Pourtant, l’éditeur a ressenti le besoin de dessiner le quadrillage sur un semblant de carte, sans fonction particulière dans le jeu.

L’utilisation de formes géométriques permet aussi de construire un plateau de jeu modulaire. Les deux demi-plateaux recto verso de la Vallée des Mammouths permettent de construire quatre cartes, quatre terrains de chasse, de pèche et de guerre différents. Poussée à l’extrème, la modularité d’un jeu comme Les Colons de Catan, ou pour prendre des exemples plus récents Kingdom Builder ou Archipelago, permet de renouveler presque sans limite un jeu en assemblant différemment les éléments du plateau de jeu.

Dans Tikal, Entdecker ou Carcassonne, les joueurs construisent la carte – et le territoire – au fur et à mesure du jeu, ce qui n’est pas toujours très thématique.

Bâtir une cité où on le souhaite peut sembler logique… mais placer une rivière ?

Les cartes en réseau, encore rares il y a une vingtaine d’années, sont aujourd’hui aussi répandues dans les jeux de société que les cartes politiques en puzzle. Ici, la carte ne dessine pas des frontières mais des liaisons entre des points sous forme de chemins, de routes, dans Elfenland ou Isla Dorada, de voies ferrées, dans Les Aventuriers du Rail, de lignes aériennes, dans Airlines, ou même de lignes à haute tension dans Megawatts. Dans certains jeux de trains, ce sont même les joueurs qui dessinent le réseau sur la carte avec des feutres effaçables.

Le plateau de jeu de Silk Road, quelque part entre parcours et réseau.

Même si l’action de beaucoup de ces jeux se déroule dans un lointain passé ou dans un univers féerique, ou pour les jeux de train au XIXème siècle, période de construction des grands réseaux ferrés, je ne peux m’empêcher de penser que la popularité récente de ces jeux “de réseau”, qui n’ont rien à voir avec les jeux en réseau, est liée à l’importance croissante attachée par nos sociétés modernes à l’idée de mobilité, et au relatif désamour pour les territoires, devenus un peu ringards. Il reste certes à expliquer pourquoi, même et surtout aux États-Unis, pays emblématique de l’automobile, les joueurs préfèrent les trains. Quoi qu’il en soit, en train, en voiture, en avion, le héros libéral hypermoderne ne conquiert pas, il voyage. En France, la distance à Paris ne se mesure plus en kilomètres mais en heures de train.

Le plateau d’Elfenland, remarquablement dessiné par Doris Matthäus, ressemble à une carte gravée de la Renaissance, avec les couleurs en plus.

J’ai dû modifier un peu le projet de carte d’Isla Dorada afin de regrouper les routes de montagne, désert et forêt dans les mêmes régions, et de rendre la carte plus cohérente. Ce n’est qu’après que Gorg a eu illustré la carte que j’ai réalisé qu’il y manquait un volcan.

Dans Inca Empire, la carte représente à la fois les régions et le réseau routier de l’empire inca. Quatre couleurs sont toujours suffisantes pour représenter les régions d’une carte de type puzzle sans que deux régions adjacentes par un côté ne soient de la même couleur.

Là encore, le souci de jouabilité peut souvent l’emporter sur celui d’exactitude. Les lignes ferroviaires représentées sur les diverses cartes des Aventuriers du Rail correspondent plus ou moins aux grandes lignes des années 1900 – mais plus ou moins seulement. Certaines villes peuvent même être quelque peu déplacées pour les besoins du jeu. Sur la première carte de Ticket to Ride, des joueurs américains se sont ainsi plaint que Duluth ait pris la place de Minneapolis. Duluth étant le grand nœud ferroviaire du Nord des États-Unis (et accessoirement l’un des meilleurs romans de Gore Vidal), cette cité ne pouvait pas être absente de la carte, et l’équilibre du jeu imposait de la déplacer un peu. De tels bricolages sont plus nombreux encore sur la carte européenne.

Je ne connais pas bien le réseau ferré suisse, mais je me suis laissé dire que la carte de la Suisse était la plus fidèle de toutes celles publiées à ce jour pour les Aventuriers du Rail.

L’excellente série des 10 Days in… , bien que jouée sur de bonnes vieilles cartes politiques, illustre elle aussi cette importance croissante du thème du voyage, de la mobilité, dans les jeux de société. Ce sont à ma connaissance les seuls jeux dans lesquels la carte géographique sert uniquement de référence, sans que l’on y place le moindre pion. Ces cartes sont donc des cartes politiques, et rien ne semble s’opposer à ce qu’elles soient rigoureusement exactes, et ce d’autant plus que les jeux se veulent vaguement éducatifs. Pourtant, dans 10 Days in Asia, j’ai été un peu surpris par les parcours des voies ferrées, originalité de cette édition, qui relient certains états. Je ne connais guère le réseau ferré asiatique, mais une rapide recherche sur internet a confirmé mon intuition : les lignes ferroviaires figurant sur le plateau de jeu n’ont rien en commun avec la réalité du réseau ferré, et ont donc été dessinées uniquement pour des raisons d’équilibre du jeu, pour rendre l’accès à certains états plus faciles. Je le regrette un peu, et aurait sans doute préféré un jeu moins équilibré joué sur une carte plus exacte.

Un exemple extrême: les lignes de bus représentées sur ce plan de Paris n’ont absolument rien à voir avec le réseau de la RATP. Paris Paris était un jeu abstrait, qui a été ensuite plaqué sur un plan de Paris.

En revanche, le réseau du London Underground dans Scotland Yard, un classique du jeu de déduction, est incomplet mais exact.

Tout comme celui de Metro 2033, jeu de science fiction russe dont l’action se déroule dans le métro de Moscou, et dont le plateau de jeu reprend le style graphique des plans du réseau.

Un plateau de jeu n’est pas qu’une carte que l’on regarde, on y place aussi des pions, on les déplace, on s’y bat ou on y fait la course, et dans un puzzle comme dans un réseau, cela entraîne des contraintes particulières. À l’heure d’Internet et des guerres informatiques plus ou moins fantasmées, il est d’ailleurs étonnant que les cartes réseau ne servent qu’à se déplacer, la guerre se jouant toujours sur de bonnes vieilles cartes puzzle.

Le plateau de jeu du Risk sous forme de graphique en réseau.

Les Colons de Catan sont un bon exemple des tendances actuelles en matière de représentation cartographique dans les jeux. On y trouve en effet à la fois des régions hexagonales, et une structure en réseau utilisant les côtés et les angles de ces hexagones, sur lesquels les joueurs bâtissent routes et cités.

Un autre type de cartes, que les joueurs appellent parfois, très significativement, géomorphiques, ressemblent à des cartes classiques de géographie physique relativement exactes, sur lesquelles est appliquée une grille orthogonale ou, plus souvent, hexagonale. Les jeux de guerre, notamment, font fréquemment appel à cette technique qui n’est alors qu’un outil pour représenter clairement les positions des unités sur la carte géographique, et mesurer les distances de tir ou de déplacement. Tout juste la nécessité que chaque case soit clairement et entièrement de montagne, de plaine, de forêt, de lac ou de marais, et que les rivières coulent sagement entre les hexagones, amène-t-elle à prendre parfois de très légères libertés avec la géographie. Les joueurs de jeux de figurines, eux, jouent même sur de véritables cartes, voire sur des maquettes en trois dimensions, et mesurent les distances de déplacement et de tir à l’aide de règles et de mètres rubans.

Age of Steam, où l’on construit des réseaux sur une grille d’hexagones, ce qui relativise pas mal ma savante classification.

Esthétiquement, les cartes de jeu essaient parfois d’avoir le style graphique associé à l’époque décrite par le jeu. Pour représenter les guerres de l’antiquité, on choisira un style sobre, comme dessiné sur un papyrus ou gravé sur une tablette. Pour les guerres ou le commerce de la Renaissance, on imite les gravures sur bois, et on abuse des caractères gothiques, etc…

Une carte sur papyrus, et historiquement assez pertinente, pour jouer la fin du triumvirat.

Une carte du bas Moyen-Âge pour raconter l’histoire du commerce hanséatique.

Et une carte qui semble réellement d’époque, et tromperait sans doute quelques historiens, pour rejouer la guerre américano-canadienne de 1812.

Parfois, le graphisme est vraiment raté, comme pour la carte du Yorkshire dans Last Train to Wensleydale, qui fait plutôt penser à la vue en coupe d’un poumon de troll.

C’est également vrai des lieux et des ambiances exotiques. Une carte du Japon aura souvent un look un peu japonisant, une carte du Moyen Orient un style arabisant, mais toujours dans un exotisme parfaitement assumé.

Une carte du japon magnifiquement réalisée : toute en hexagone, d’une clarté limpide, et dans un style qui, en Europe au moins, semble très japonais.

Si l’on veut rire un peu avec la cartographie ludique, c’est à la science fiction qu’il faut s’intéresser. Dans Mission Planète Rouge, La planète Mars est divisée en une dizaine de régions dont les noms ont été choisis parmi ceux que les scientifiques ont donné aux zones qu’y dessine la géographie physique – même si un correcteur orthographique facétieux a transformé Vastitas Borealis, les vastes plaines du nord, en Vasistas Borealis, la petite fenêtre du Nord. Ce n’est pourtant pas là l’erreur n’a plus notable. La Mars de Mission Planète Rouge n’est en effet pas une sphère mais un disque, plat, avec des régions sur sa circonférence et d’autres en son milieu.

Mars,un disque rouge flottant dans l’espace, avec trois régions intérieures et sept régions extérieures dont, au Nord (c’est à dire en haut…) la mal nommée Vasistas Borealis.

Rien d’étonnant d’ailleurs à cela puisque une rapide enquête parmi d’autres jeux de science fiction montre clairement que, de Twilight Imperium à Éclipse, en passant par tous les jeux de conquête, de découverte ou d’exploration spatiale qui semblent revenir à la mode ces temps-ci, c’est généralement tout l’espace qui est plat, réduit à deux dimensions. Plus étonnant encore, c’est aussi très souvent le cas dans les jeux informatiques, alors même qu’une modélisation en 3D est aujourd’hui tout à fait possible. la restriction de l’univers à deux dimensions a bien sûr des raisons pratiques, la surface plane du plateau de jeu, mais elle a donc aussi peut-être des raisons cognitives, notre esprit effectuant mal, surtout sans support visuel, les triangulations (ou pyramidisations) nécessaires à la mesure des distances dans un espace en trois dimensions.

C’est officiel – l’espace est plat.

… désespérément plat.

C’est une des raisons pour lesquelles je suis très fier de l’approche géographique choisie pour le plateau de jeu d’Ad Astra : tous les systèmes stellaires sont considérés comme équidistants, un passage par l’espace profond étant nécessaire pour aller de l’un à l’autre. C’est simple, et finalement plus réaliste qu’un espace plat, même figuré par une carte avec des milliers d’hexagones. Toutes les planètes d’un même système sont également équidistantes, et j’imagine assez mal un plateau de jeu avec des planètes qui tournent autour de leur soleil à des vitesses différentes, ne cessant de s’éloigner et de se rapprocher.

Le plateau de jeu est généralement le lieu de l’affrontement ou de la course entre les armées ou les pions des joueurs. Des limites techniques évidentes font que ce lieu est le plus souvent représenté par une surface plane, donc une carte ou plan. L’affinité entre cartes et jeux n’est cependant pas purement technique, elle a aussi une dimension plus psychologique. Les enfants le sentent bien, qui saisissent instinctivement la dimension ludique des cartes géographiques, et en font spontanément le support de jeux de guerre ou de voyage. La carte est une représentation volontairement simplifiée de l’espace réel, qu’il soit social ou physique. Le jeu est un système d’interactions sociales délibérément vain et simpliste. Rien d’étonnant à ce que le jeu prenne souvent appui sur la carte.


…she has an original Parker Brothers map of the world.”
This was interesting, since the map represented the only view we had of the world before the Something That Happened. For some reason, its destruction had not been demanded under Annex XXIV.
“Does she adhere to the theory that it represents global Chromatic regions of the pre-Epiphanic world?”
“She does, although I’m doubtful myself. If we were regionally blue when Something Happened, there’d be more evidence of it now.”
“And the RISK acronym? What does she think that stands for?”
“Regional International Spectral Kolor . Yes, I know,” Mr. Lemon-Skye agreed when I looked doubtful, “it must be an archaic spelling. But get her to show you the map. It’s almost complete, you know-only the nations of Irkutsk and Kamchatka have been eaten by clodworms.”
Jasper Fforde , Shades of Grey

The way history is represented in boardgames is very often discussed in gaming meetings and forums, but there has been very little thought on the specific use they make of geography, and geographic tools. Game designers are probably the biggest consumers of maps, of course after professional geographers. Even more, they usually don’t hold on maps drawn by geographers and draw their own, more concerned with “playability” than with accurateness.

 Game designers use mainly four different kinds of map, tracks, puzzles, networks and grids.

Tracks are made of an ordered succession of spaces, or sometimes dots, usually creating either a single path from the starting space to the finish line one, like in the game of Goose or in my Pony Express, or a circular track like in Monopoly, or in most car racing games. In a racing game like Formula D, the representation of actual car racing tracks is very accurate, while in Monopoly the geographic accuracy was not even aimed at, since the cities are grouped by real estate values and not by region.

Pony Express has a really nice board but what looks like a map is, in fact, just a track.

In my idea, Lost Temple was situated in the mountains on the Cambodge Laos border, where André Malraux placed the action of his novel The Royal Way. I was a bit surprised when I received a map with a large sea from the illustrator, my friend Pierô.

The track can be deformed, with add curves, sometimes even crossings and shortcuts, like in Snakes and Ladders, to look more like a plan than like a line, but it’s still basically one dimensional, the players usually having one single pawn that they must move from the start to the finish line, or a few times around the track.

The board of Ave Caesar, probably the best racing game ever designed, hassharp bends and stand stops. It was obviously designed as a car racing board and not a chariot one.

The second, and more frequent, kind of map is the traditional two-dimensional political map, which looks like a puzzle whose pieces are colored in four or five different colors – four colors are usually required, and are always sufficient, to color the different regions on a map without ever having two adjacent same-colored regions.
Some of these maps are perfectly identical with geographers’ or, more often, historians’ ones. If geography serves, first and foremost, as told Yves Lacoste, to wage war, it also serves to play war. Diplomacy is played on a perfectly accurate political map of Europe in 1914. However, in war games like Risk, in majority games like El Grande, in games with both war and trade like Mare Nostrum, the game designer often takes some liberties with the game’s geographical and historical setting. USA and Canada are divided in two or three spaces each on the Risk map, or even in the Axis and Allies one, to make for a more consequent, divided and competitive battleground. Risk has Irkutsk or Kamchatka look like Asian states, and a vast and somewhat anachronistic kingdom of Siam.

10 Days in Europe anticipates on Scotland and Wales independance.

The Roman provinces and antique states in Mare Nostrum, and in all the many games played on a map centered on the Mediterranean, have historical names, though not necessarily contemporary one with the others, and are all of similar size, which is more convenient when placing armies or trade goods on them.

Olympos, mapping Greece and Atlantis.

A different take on the issue in the Mare Nostrum expansion.

Both historians and geographers might be fascinated by the map for Viking Fury, and itsluxuous reissue, Fire and Axe. it can be pretentiously described as the world from a Viking point of view, but is more Europe and the Atlantic redrawn in a way to allow representation and play of the viking invasions, at the cost of strong deviations from actual geography. The result is a strange map, part physical, part isochrone, part fantasy.

The map of Viking Fury is a kind of Viking portulan.

More chrome – meaning wood – on the map of its gorgeous reissue, Fire and Axe.

Trajan is a very abstract boardgame with a very figurative map. It represents western and northern Europe viewed from Rome, a panoramic picture drawn like ski resorts maps. It’s geographically original, but also historically surprising. Trajan fought mostly against Dacians and Parthians, and has been suspected of valorising his native province, Baetica. Neither Dacia nor Hispania are on the map – but the game is mostly to be sold in Germania.

A panoramic view of Europe from the forum.

Imaginary and fantasy worlds are an obvious and easy way to circumvent geographical issues. One can find inaccuracies in the Axis and Allies map, but no one can find a single error in the Conquest of Nerath one. When drawing the map of an imaginary land, one can focus on playability, adding a wide river here to stop the armies or speed up the trade, a high mountain there to prevent any crossing unless on dragon’s back.

Noone will ever complain that the border between Fullsome Pocket and Ellen’s Bight has been misplaced.

One of the many games illustrated by Michael Menzel, who also designed the boards for Pillars of the Earth, StoneAge and many more.

Majority games appeared in the nineties, and are a kind of politically correct version of war games. There’s no fight, just (more or less) pacific rivalry. It’s not about war, it’s about influence. These games need large boards with few spaces, usually less than a dozen, but large enough for the many wooden cubes or meeples from several players.

The Renaissance-like map for El Grande was drawn by Doris Matthäus, who also made the gorgeous maps for Elfenroads, Elfenland or Fugger, Welser, Medici.

There are lots of games played on maps of Venice. It might be because of it’s charm and history, but it’s also because canals are very convenient as borders between districts.

When the setting is vague, simplified, symbolized, regions often have a geometrical shape. Squares or rectangles were old favorites, and are still used, especially when the map is made of adjacent cards, but hexagons are more hype. Triangles, rectangles and hexagons can all be used to draw a regular grid, but hexagons have many advantages. There’s no problem with corner adjacencies, and movement looks less rectilinear, and therefore less abstract, than on a square grid. In Valley of the Mammoths, it has another advantage, the six sides of the hexagons corresponding with the six faces of a die.

Valley of the Mammoths

Easter Island, all hexes.

Clever designers, like Philippe Keyaerts, sometimes draw hex grids and then twists the hexes a bit so that their maps don’t look too regular and geometric – see Vinci, Small World, even Olympos.

Probably the least accurate map of the Mediterranean. Borders are totally inaccurate, and all the regions are in fact hexagons.

This map, from The End of the Triumvrirate, is both nicer and more accurate.

The Mediterranean is probably the most cartographied place in games. Here the graphic style is different because, for once, the theme is not antique wars, but Renaissance trade.

Hexagons can even be disguised as circles, like in Cyclades.
Of course, geographers also use geometry, may be more than they should. The best known geographical diagram, Christaller’s central place theory, is based on the same properties of the hexagonal grid. For geographers, however, it’s an abstract diagram and they all know that reality is very different. For a gamer, it’s the game’s reality.

Summoner Wars is played on 6 x 8 checkered grid, but the publisher printed the grid on what looks like a map, or a battle plan, which has no particular use in the game.

Using geometrical shapes is also a good way to have modular maps, and therefore an ever different game. The two double faced half-boards of Valley of the Mammoths make for four different boards. More modular games like Settlers of Catan, or more recent ones like Archipelago or Kingdom Builder, have almost unnumerable ways of assembling the boatrd elements in different maps. 

In Tikal, Entdecker or Carcassonne, players build the map – and the territory – while playing the game. Not always logical, not always thematic, but very interesting.

Building a city where one wants makes sense… but placing a river ?

Network maps were very rare twenty years ago, but they are now used in boardgames almost as often as puzzle maps. A network track doesn’t have borders and regions, it has dots – usually cities – and tracks between them. These tracks can be roads, like in Elfenland or Isla Dorada, railway lines, in Ticket to Ride, Airlines in… Airlines , and even electric lines in PowerGrid. In the so called “crayon train games”, the players even draw the map on the board during the game with erasable markers.

The Silk Road board, still a track or already a network map ?

Even when the action in most of these games takes place in ancient history or in fantasy settings, and for train games in the XIXthe century, when most train networks were initially built, the recent popularity of network maps in boardgames is probably due to the increased social focus on the idea of mobility in the modern world, and the relative disaffection for territories. Interestingly, especially in the United States, where everyone moves by car and by plane, games are more often about trains. Anyway, by train, car or plane, the hypermodern hero doesn’t conquer any more, he travels. In France, distance from Paris are no more in kilometers, they are in hours, usually by train.

The Elfenland board was drawn by Doris Matthäus. it looks like a Renaissance map, but in color

I had to change the map design for Isla Dorada to group the desert, mountain and forest path in the same regions and make the map more consistent – and more spectacular. It’s only after the map was draw by Gorg that I realized it misses a volcano.

The Inca Empire map has both the districts and the road network of the Inca Empire. Four colors are always enough to color the pieces of a puzzle-map with no corner adjacency with no adjacent regions having the same color.

Once more, playability is more important than accurateness. The main tracks on the Ticket to Ride maps are more or less the big railway lines around 1900 – but nly more or less. Some cities have even be moved to make the board easier to use. There was much talk of the way Minneapolis has become Duluth on the original Ticket to Ride map. Since Duluth (by the way, my second favorite Gore Vidal’s novel) was one of the main railway lines nodes in the US, it had to be on the map, and the game balance imposed to move it a few miles. There are even more such approximations on the European map, and they don’t detract from the game.

I don’t know the Swiss rail network well enough, but I’ve been told the Switzerland map is the most accurate of all the Ticket to Ride maps.

The outstanding game series 10 Days in… is played with good old political maps, but also emphasizes the increasing trend of mobility and travel in boardgames. The 10 Days in… games are, as far as I know, the only one requiring a map on which no pawn or token is ever placed, and there seems to be no reason for it not to be perfectly accurate, especially when it also vaguely claims some educational value. When playing 10 Days in Asia, though, I was surprised by the tracks of the railway lines, which are the special feature of this map. I didn’t know anything about the Asian rail network, but I had no difficulty finding several maps of it – geographical maps – on the internet, and found out that the railway lines in the game have nothing to do with actual ones, and have probably been drawn only to balance the game and make some counties easier to reach. I would have preferred a more accurate map, even when less balanced.

An extreme example : The network in Paris Paris has nothing in common with actual bus lines. This was an abstract game, whose regular shape has been pasted on a map of Paris.

On the other hand, the underground network in Scotland Yard, a classic deduction game, is uncomplete but accurate.

And the same is true of the map of Metro 2033, a russian science fiction game whose action takes place in the Moscow undergound. The game board graphic style is directly inspired by the underground network map.

A game board is not just a map one looks at, it’s a map on which one moves trains, trades goods, fight wars, and this means specific constraints, no matter whether one designs a puzzle or a network map. In the age of the internet, and of fantasized (and probably real as well) computer wars, it’s surprising than war is still always played on good old political maps, with lots of borders and no information highways.

The Risk basic map as a network graph.

Settlers of Catan is a very good example of modernboardgame cartography. It has large hexes of plain, forest or mountains, but also makes use of the hexes edges and corners, where players build a network of roads and cities.

Geomorphic maps are also sometimes used in games. These are realistic and accurate maps with most of the landscape elements represented, on which an orthogonal or, once more, hexagonal grid is superimposed. Wargames and other simulation games often use such maps. The grid is just a tool to represent where the units are supposed to be in the “real world” and to measure movement and firing range. The necessity for each hex to be clearly either forest, or mountain, or sea, and for rivers to roll between hexes, make for very minor adjustments to relief reality.  Miniature wargamers even play on regular maps, of even on 3D maps, measuring distances with rulers.

Age of Steam, or building networks on an hex grid, and making all my carefully devised categories fall apart.

Illustrators often try, if not to copy old cards, at least to imitate the style of the period when the game’s action is supposed to take place. Antique war maps are drawn on papyrus or carved in stone. Mediaeval wars and trades are played on cards looking like wooden engravings, and all names are in gothic fonts.

A map painted on papyrus, and historically accurate, for the end of the triumvirate.

A fake and a bit ridiculous late mediaeval style for the hanseatic trade.

And a map that looks very historical, and could even deceive historians, to play the USA-Canadian war of 1812.

Sometimes, the graphics go completely wrong, like in the Yorkshire map in Last Train to Wensleydale, which looks more like a troll’s lung cross-section.

Of course, this is also, though less systematically, true of exotic settings – maps of Japan often try to look japanese, maps of China to look Chinese, maps of the Middle East to look arabic, though never in a very convincing way – the exoticism is perfectly assumed here.

A very well designed map of Japan : it’s all hexagons, it looks Japanese enough, and it’s very clear and neat.

The real fun in boardgame cartography, however, comes with science fiction. In Mission: Red Planet, Mars is divided in a doyen régions whose names are those of real Martian relief features – even when some facetious spelling corrector changed Vastitas Borealis, the great northern plains, into Vasistas Borealis, the small northern window. The most notable inaccuracy, however, is that the actual planet is a sphere, not a disk with center regions and peripheral ones.

Mars, a flat disk with three inner regions and seven outer ones, including the misnamed Vasistas Borealis (north, meaning up on the map).

Well, may be this is logical after all, since in most science fiction boardgames, including very complex ones such as Eclipse or Twilight Imperium, and no matter whether they are about space exploration, conquest or empire development, the whole space is desperately flat, 2D. It’s even often the case in sophisticated online games, when computers are now powerful enough to design consistent 3D worlds. Restricting space to two dimensions is of course due to obvious technical reasons, the flatness of the game boards, but might also have cognitive ones, our minds having trouble making the necessary triangulations (or is it pyramidizations?) to asses distances in a 3D space without any visual support.

That’s official – space is flat.

… desperately flat !

That’s one of the reasons why I’m quite proud of the way Serge Laget and I dealt with distance in Ad Astra : all sun systems are considered equidistant, and a movement through deep space is needed to move a spaceship from one to another. It’s simple, and more true than a flat space, even with thousands of hexes. All the planets in a given system are also considered equidistant – because we cannot have a board with perpetually rotating planets, whose distance from one another changes every round.

The game board is usually the place where the war or the race between the players pawns or tokens, armies or meeples, takes place. Because of obviousntechnical limitations, this place is most usually a flat board, therefore a map or plan. However, the affinity between games and maps is not only technical, it also has a psychological aspect. Children spontaneously use maps as support for games, games of war or of travel. Maps are deliberately simplified représentations of social or physical realities. Games are deliberately simplified systems of social interactions. It’s no wonder games can make use of maps.

Le rasoir d’Ockham
Ockham’s Razor

Très régulièrement, je reçois des emails de personnes, jeunes et moins jeunes, désireux de se lancer dans la création de jeu et qui me demandent des conseils, m’interrogent sur « la bonne méthode ». Il m’est aussi difficile d’y répondre qu’aux élèves qui me demandent comment ils doivent réviser leurs examens – chacun est différent, chacun doit trouver les méthodes qui lui correspondent, et je ne pourrais sans doute pas plus travailler mes jeux comme Reiner Knizia, ou Martin Wallace, ou même Bruno Cathala avec qui je collabore très volontiers, qu’ils ne pourraient travailler à ma manière.

Un récent voyage en Suisse, pour une rencontre d’auteurs de jeux à laquelle participaient de très nombreux auteurs débutants m’a cependant inspiré une réflexion de portée relativement générale. Beaucoup des prototypes auxquels j’ai joué, ou que j’ai simplement observé, m’ont semble complexes, un peu tarabiscotés. Un exemple parmi d’autres, des personnages avec une demi-douzaine de caractéristiques là ou un deux, voire une seule, aurait sans doute suffi.

Je ne dis pas que le jeu idéal soit nécessairement le go ou le morpion, avec une règle en tout et pour tout, mais qu’il ne doit y avoir dans un jeu aucun élément, aucune règle qui ne soit absolument nécessaire au fonctionnement du jeu, c’est à dire à son intérêt tactique ou stratégique, à sa tension chronologique, à sa cohérence thématique. De même, tout objectif que se fixe l’auteur, en matière d’intérêt tactique, de déroulement du jeu et de richesse thématique doit être atteint avec le plus petit nombre possible d’éléments. Ce principe de parcimonie me semble l’un des rares qui s’applique à tous les types de jeux, le jeu de stratégie à l’allemande, bien sûr, mais aussi le gros jeu un peu baroque à l’américaine, dans lequel chaque élément s’insère à la fois dans le thème du jeu, dans sa progression et dans sa stratégie globale, et s’avère nécessaire à l’ensemble.

Lorsque, dans les années quatre-vingt, j’ai commencé à m’intéresser à la création ludique, mes premiers projets étaient inutilement complexes, et je passais plusieurs mois ensuite à les simplifier, à en enlever le superflu. Aujourd’hui, j’ai plutôt tendance à partir d’un système très simple et à ajouter ensuite uniquement les éléments nécessaires pour en faire un véritable jeu. Des méthodes différentes, donc, mais un objectif commun, utiliser tout ce qui est nécessaire, mais rien que ce qui est nécessaire.


I regularly receive emails from people, young or old, who want to start deigning games and ask me for some hints or, even, for the right way, the right methodology. I can’t answer them any more than I can answer students asking me how they have to prepare their exams. Everyone is different, and everyone must find his way, the methodology that fits him and probably won’t work for someone else. I could never design games the way Reiner Knizia, Martin Wallace or, even when we can very well work together, Bruno Cathala, nor could they work like me.

I recently attended a very nice small game design convention in Switzerland. There were many young would be game designers there, often presenting their first projects. One thing was striking with most of the prototypes I played, or just looked at. Even with simple strategy games, they always looked and felt a bit too complex, even convoluted. Two or three games, for example, had character cards with four or five characteristics where two, or even one, would probably be enough.

This doesn’t mean the best game is necessarily a single-rule game such as Go or Five in a row. It means that every rule, every element in a game must have its use. Every part of the game must add something in terms of tactical or strategic challenge, of story arc and of thematic consistency. Similarly, every design requisite in terms of strategic challenge, story arc or thematic consistency must be achieved with the least possible elements.

This principle of parcimony is probably the one and only golden rule of game design. It is obviously valid with German style boardgame design, but it is also true of the best big and baroque “ameritrash” games, in which each one of the many elements is necessary for the whole to work as a global system, and adds something to the theme, to the game flow and to the challenge.

When I started designing games, in the early eighties, my first prototypes were complex and convoluted, and I had to work for months simplifying them, removing all the superfluous elements. Now, I usually start with a very simple and basic system and adds elements one by one, until I have a true game. Different methods, but a common goal, make use of everything necessary, but , and it’s more difficult, of nothing more.