L’équilibre et l’ennui
Balance is boring

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Dans les années quatre-vingt, quand je n’étais qu’un jeune auteur de jeu débutant, mes modèles et inspirations étaient le groupe Future Pastimes, auteurs de Cosmic Encounter et de quelques autres jeux que je pratiquais à l’occasion, Dune, Quirks, Darkover… Je citais fréquemment une phrase de l’un d’entre eux, Peter Olotka. Quand on lui avait fait remarquer que les pouvoirs de Rencontre Cosmique n’étaient pas équilibrés, il avait répondu « Pourquoi le seraient-ils ? L’équilibre est ennuyeux, la vie est injuste ». Ce n’est que plus tard que j’ai réalisé que, si cette évidence provocatrice avait du vrai, ce n’était qu’une partie de la vérité. Si les pouvoirs de Cosmic Encounter n’ont pas besoin d’être équilibrés, c’est surtout parce que le jeu est doté par ailleurs de deux puissants mécanismes d’équilibrage automatique, la complexité, ou chaos, et  les alliances. D’autres existent également, et cet article essaiera de passer les principaux en revue.

Le premier mécanisme d’équilibre automatique, au cœur de Cosmic Encounter, est le chaos, que l’on peut en première analyse assimiler à la complexité, au sens d’enchevêtrement et d’interaction de nombreux systèmes. Pour dire les choses simplement, plus il y a d’éléments, de systèmes, de mécanismes, tous clairement déséquilibrés, plus la probabilité qu’un même joueur soit avantagé dans tous les systèmes est faible. Il est donc moins paradoxal qu’il n’y paraît de voir dans le chaos un facteur d’équilibre, et l’histoire a montré que les systèmes les plus simples, les plus propres et les mieux rangés n’étaient pas toujours les plus justes.  Les jeux de cartes à collectionner, et en tout premier lieu Magic the Gathering, sans doute le plus ouvert et celui qui a le plus délibérément accumulé mécanismes et éléments variés, font aussi du chaos un principe d’équilibre.

Tous les joueurs de Diplomacy s’accordent à reconnaître que la position initiale des puissances centrales – en particulier, je crois, l’Italie – est bien moins puissante que celle d’autres états comme, par exemple, la Russie. Qu’importe. Les joueurs le savent, en tiennent compte, s’allient plus facilement avec l’Italie, ou s’en méfient moins, et ce sont finalement les alliances, et non la position initiale sur la carte, qui créent l’équilibre du jeu. Il n’est d’ailleurs pas nécessaire que les alliances soient formalisées comme dans Diplomacy ou Cosmic Encounter pour qu’elles jouent ce rôle de rééquilibrage plus ou moins automatique. Dans tous les jeux à plus de deux joueurs avec un peu de baston, ou même simplement d’interaction, il est souvent possible de faire bloc contre celui qui est en tête afin de redonner des chances à tous – jusqu’à un certain point quand même, car il faut bien que la partie se termine. Même dans un jeu aussi pacifique, familial et politiquement correct que les Colons de Catan, on peut ne pas vouloir échanger ses marchandises avec un joueur qui a quelques points d’avance, ou amener plus volontiers ses routes vers chez lui pour le bloquer.

Les personnages de Citadelles ne sont pas plus équilibrés que les pouvoirs de Cosmic Encounter. Certes, beaucoup dépend de la situation, du moment dans la partie, des choix des autres joueurs mais, de manière générale, deux personnages, le Marchand et l’Architecte, sont quand même plus puissants. Non seulement cela ne gêne en rien le jeu, mais cela contribue sans doute un peu à sa dynamique. On est souvent tenté de les prendre, mais on sait qu’ils sont aussi plus souvent qu’à leur tour la cible du voleur et, surtout, de l’assassin. Dans un autre de mes jeux, Mascarade, qui devrait sortir au printemps prochain, le Roi gagne trois pièces d’or par tour, la Reine en gagne deux… mais, de ce fait même, la reine a toutes les chances de conserver son trône plus longtemps.

La construction de deck de cartes par les joueurs eux-mêmes, que ce soit dans les jeux à collectionner inspirés de Magic the Gathering ou dans les jeux de deckbuilding à la Dominion, ou même dans les jeux de draft comme Seven Wonders, est aussi un mécanisme intéressant. Il ne crée pas nécessairement des jeux plus équilibrés que ceux, préconstruits, de Smash Up ou Summoner Wars, mais, en reportant la responsabilité du déséquilibre éventuel sur les joueurs eux-mêmes, il rend le jeu plus riche et plus intéressant tout en simplifiant grandement le travail de l’auteur. Il ne dispense cependant pas de la nécessité d’équilibrer à peu près les cartes, pour éviter que certaines ne soient jamais utilisées et que d’autres le soient trop fréquemment – à moins bien sûr de recourir à des enchères, ce qui permet là encore de laisser les joueurs s’en occuper.

Stabilisateur automatique

Les physiciens distinguent deux types d’équilibre, l’équilibre stable des volumes qui reviennent dans leur position initiale quand on les bouscule un peu, et l’équilibre instable de ceux qui s’écroulent dès qu’on les touche. L’équilibre d’un jeu doit être suffisamment stable pour que l’avantage pris par un joueur en début de partie n’apparaisse pas vite irrattrapable – le Monopoly est le type même du jeu qui se déséquilibre peu à peu car “rich gets richer”. Pour éviter cela, l’auteur peut utiliser des petits “stabilisateurs gyroscopiques”, des mécanismes qui détectent les déséquilibres en formation et tendent à les atténuer. Le plus classique est, comme je l’ai par exemple fait dans Lost Temple, de permettre au joueur le plus mal placé, le plus pauvre, le plus en retard, de jouer en premier. Le voleur de Catan, toujours utilisé pour gêner le joueur en tête, a la même fonction. La “choam charity” dans Dune, le petit frère de Cosmic Encounter, en est un autre. Tout comme certains systèmes rééquilibrent les positions des joueurs, d’autres rééquilibrent le coût des éléments de jeu, comme la règle qui, dans SmallWorld, fait baisser le prix des races qui ne sont pas achetées par les joueurs. L’équilibre doit quand même être suffisamment instable pour que les choix des joueurs aient un sens, et parfois pour que  la partie se termine. C’est le petit reproche que je ferai à Tokaido, de mon ami Antoine Bauza – il en a fait trop, et ce jeu est trop stable, trop équilibré pour moi.

Un jeu équilibré n’est pas nécessairement ennuyeux pour les joueurs, et les jeux de stratégie, en particulier, qu’ils soient ou non symétriques, doivent être équilibrés, c’est à dire donner des chances de victoire à peu près équivalentes aux adversaires, pour que ces derniers y prennent vraiment intérêt. C’est en fait surtout pour l’auteur de jeu, et pour ses amis testeurs, que l’équilibre est véritablement ennuyeux, au sens de pénible, car il demande énormément de travail, de réglages subtils, de parties répétées, même quand on aurait envie de passer à autre chose. C’est en rédigeant récemment mon article sur les jeux de faction que j’ai pris conscience de cet aspect. J’aime jouer à un jeu comme Summoner Wars, mais je ne m’imagine pas le concevoir, équilibrer avec soin toutes les factions, vérifier qu’aucune n’est automatiquement gagnante face à une autre, ajouter un point d’invocation ici, enlever un point de force là, et sans cesse tester de nouvelles configurations. Il est tellement plus facile et plus élégant de laisser les mécanismes du jeu équilibrer eux même tout cela.


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 In the eighties, when I was a young wannabe game designer, my models and inspirations were the Future Pastimes team, authors of Cosmic Encounter and of several other games I often played, such as Dune, Darkover or Quirks. I often quoted one of them, Peter Olotka, who, when asked why the alien powers in Cosmic Encounter were so unbalanced, answered “why should they? Balance is boring, life is unfair.” Only years later did I realize that, while this elegant and provocative statement was far from wrong, it was only part of the truth. If alien powers in Cosmic Encounter do not need to be balanced, it’s mostly because the game balance relies on two powerful “gyroscopic” self balancing systems, chaotic complexity and alliances. There are others, and I’ll try to discuss the main ones in this article.

The first of this mechanism is why Cosmic Encounter is best known among games : chaos. Chaos is complexity, but complexity created not by depth but by the interweaving and interaction of numerous more or less autonomous systems. To put it simply, the more unbalanced elements, systems and mechanisms there are in a game, the less likely it is that all of them will favor the same player. It can sound paradoxical to state that chaos is an equilibrium factor, but it is. History has shown that the simplest, cleanest and best ordered systems were usually not the fairest ones. Most collectible card games use chaos as a balancing tool, and specifically the first, most open and most varied of them, Magic the Gathering.

Diplomacy players all admit that the starting positions of the central powers – and most of all, if I remember well, that of Italy – is much weaker than that of peripheral states such as Russia. Never mind. Players know about it, take it in account when playing, are more likely to ally with Italy, or are less wary of her. In the end, the balance is generated not by the initial set up but by the alliances and dynamics of the game. Formal alliances and support like in Diplomacy or Cosmic Encounter are even not necessary, and this self-balancing effect can also work informally. In all games for more than two players with some fighting, or even just some player interaction, it is often possible to bash the perceived leader – up to a certain limit at least, because every game must come to an end at some point. Even in a peaceful, family fare and politically correct game like Settlers of Catan, all other players often spontaneously agree not to trade with the leading one, and are more likely to build their roads near his in an attempt to block his development.

The characters in Citadels are not more balanced than the aliens in Cosmic Encounter. Much depends on the moment in the game, and on the game situation, but two characters, the Merchant and the Architect, are usually more powerful. It doesn’t hinder the game, it even adds to its dynamic. One often wants to choose the Merchant or Architect, but one also knows that they are more often targeted by the Thief and the Assassin. In my upcoming card game Masquerade, the King gets 3 gold every round, while the Queen gets only 2… but that’s also why the Queen usually stays (or is it sits?) longer on the throne.

In collectable card games such as Magic the Gathering, in deckbuilding card games like Dominion, and even in drafting games like Seven Wonders, players build their deck or their hand of cards by themselves. It doesn’t necessarily make the games more balanced than the preconstructed ones of, say Smash Up or Summoner Wars. It makes the players themselves answerable for the game’s balance, which adds to the game’s depth and makes the designer’s job much easier. On the other hand, cards still have to be kept more or less balanced in strength and cost, or the same ones will always be selected by the players. Of course, the designer can this time rely on auctions, a very simple way to have the game and the players take care of costs balance.

Automatic Stabilizer

Gyroscopic Stabilizer

There are two kinds of equilibrium in physics, stable and unstable. A stable equilibrium moves back to its original position when it is pushed a bit, while an unstable one immediately crumbles. A game’s balance must be stable enough so that a player cannot take the lead at once and be unreachable. The reason why Monopoly is a bad game is its unstable balance, due to the “rich gets richer” mechanism, which makes for a very unstable balance. This can be prevented by implementing “gyroscopic stabilizers”, systems which automatically detect the disequelebriums and alleviate them. The most usual one is to allow the poorest, last in the race or otherwise losing player to play first, or chose his card first, like I did in Lost Temple. The thief in Settlers of Catan, invariably used to neutralize the leader’s cities, does the same. Choam Charity in Cosmic Encounter younger brother, Dune. While these systems  restore some balance between the players’ assets and positions, others restore balance between the costs of the various game elements, like  in Small World, when a race that is not bought by players becomes cheaper. Balance must however be unstable enough to make the players’ choices challenging, and to bring the game to an end. A good example of a clever game that might be a bit too well stabilized – at least for me – is Antoine Bauza’s Tokaido.

Balance is not necessarily boring for the players. Two players strategy games, no matter whether symmetrical or not, need to be well balanced, meaning to give both players almost the same odds of winning, to be really challenging. Balance is mostly boring, tiring and time consuming for the game designer, because it needs lots of work, fine tuning and testing, when the designer would often prefer to start something new. I realized this a few weeks ago, when writing my article about faction games. I’ve played a few games of Summoner Wars, and enjoyed them a lot, but I can’t imagine myself designing something like this, balancing all the factions, adding one strength point here, removing one cost point there, and testing all the possible combinations. It’s so much easier, and it feels so much satisfying, to have the game balance everything by itself.