La “théorie des jeux”
“Game Theory”

Deux idées fausses sur les jeux de société, et sur le jeu en général, souvent défendues par les mêmes personnes, dont bon nombre de joueurs et d’auteurs de jeux, me semblent revenir à la mode, et cela m’énerve un peu. Ces idées sont d’une part que les jeux auraient ou devraient nécessairement avoir une utilité socio-politique ou pédagogique, et d’autre part qu’ils auraient partie liée avec les mathématiques.

Je passerai rapidement sur le premier point, que j’ai souvent développé ici. Je suis sans doute plus politique, et parle plus souvent de politique, que la plupart des auteurs de jeux. Mais lorsque je joue, ce n’est pas pour comprendre ou transformer le monde, c’est pour m’en échapper quelque temps, comme lorsque je lis un roman ou vais à un concert, et pour prendre du plaisir avec des amis avec qui je n’ai pas nécessairement envie de parler de politique. Un jeu avec un message, c’est comme un roman avec un message – parfois ça marche, surtout quand il y a un peu d’humour pour faire passer, mais la plupart du temps c’est assez lourdingue.

Je voudrais parler un peu plus aujourd’hui de la théorie selon laquelle les jeux relèveraient de l’analyse mathématique, théorie qui sans doute est à la fois vraie et fausse.

Le monde réel a très certainement une structure rationnelle. Les jeux étant des petits mondes infiniment plus simples que la réalité, ils en ont une aussi, plus simple et donc plus compréhensible. Il reste que, dans l’état actuel de nos connaissances, cette structure n’est parfaitement réductible à un modèle mathématique que pour un petit nombre de jeux, essentiellement ceux fondés sur la stratégie ou les probabilités. Avec les jeux de rôles, les jeux d’ambiance, les jeux de mots ou de lettres, et même dans une moindre mesure les jeux de bluff, cela ne fonctionne pas vraiment. Du coup, les théoriciens du jeu mathématique oublient ces catégories, ou les disqualifient comme n’étant pas vraiment des jeux, ce qui va clairement à l’encontre de l’expérience quotidienne des joueurs. Nombre de jeux sont plein de chiffres, sur les cartes ou sur les dés, mais beaucoup n’en ont aucun. Il n’y en a pas, par exemple, sur les cartes des Loups Garous ou de Just One. Et même dans les jeux les plus formalisés, Azul ou The Crew par exemple, le modèle mathématique est bien incapable de saisir ce qui fait que l’on a affaire à un jeu et non à un problème de maths, et que l’on en tire donc un plaisir totalement différent.

J’en veux un peu aux mathématiciens qui, dans les années quarante, ont baptisé « théorie des jeux » un ensemble de modèles mathématiques qui, s’ils peuvent s’appliquer à certains jeux, s’appliquent tout aussi bien à de nombreux domaines de la politique, de l’économie ou de la physique. Je suis prof de sociologie et d’économie en lycée. Chaque fois que je dis que je crée des jeux, l’administration me parle de jeux pédagogiques, auxquels je suis hostile et qui de toute façon sont presque toujours à la fois de mauvais jeux et de très mauvais outils pédagogiques. Les profs de maths, eux, me branchent sur la théorie des jeux et je dois leur expliquer que c’est un domaine auquel je m’intéresse un peu, mais qui n’a pas de lien particulier avec le jeu et devrait sans doute s’appeler « théorie des choix rationnels en environnement incertain », ou quelque chose comme ça, même si c’est un peu plus long. Et les environnements incertains, ce n’est pas ce qui manque en ce moment, et pas seulement dans les jeux.

J’ai parfois utilisé la théorie des jeux dans mes créations. Terra est bâti sur le paradoxe du passager clandestin, Dolorès sur le dilemme du prisonnier, mais ces outils servent autant, voire plus, dans bien d’autres domaines qui n’ont rien à voir avec le jeu. J’ai parfois besoin de faire un peu de probabilités ou de dénombrement pour équilibrer un jeu de cartes ou de dés, mais jamais rien qui aille au delà des programmes de maths de lycée. Et puis si j’utilise un peu de maths, j’utilise aussi un peu de linguistique, un peu d’histoire, un peu d’imagination, un peu de tout en fait. De ce point de vue, concevoir un jeu, et même un jeu plein de dés, de jetons et de cartes numérotées, s’apparente bien plus à la rédaction d’un article qu’à la résolution d’un problème de maths.

Il y a certes des maths dans les jeux, mais il n’y en a proportionnellement pas beaucoup plus que dans la vraie vie. Il y a certes des maths dans les jeux, mais il y aussi plein d’autres choses qui ne peuvent pas s’y ramener. Il y a des auteurs de jeux qui sont au départ des scientifiques, comme Bruno Cathala, il y en a d’autres comme moi qui sont des littéraires. Vouloir ramener le jeu aux mathématiques, c’est se méprendre sur le jeu, qui est moins rationnel qu’on ne le croit, et peut-être aussi sur la réalité, qui est plus rationnelle qu’on ne le croit.


Two misconceptions about boardgames, and about games in general, are often stated by the same people, among which many gamers and some game designers. They seem to be back in fashion, and I don’t like it. The first one is that games should have a socio-political impact, or at least some pedagogical utility. The second is that games are mostly about maths.

I won’t be long on the first point, I’ve already written about it a few times here. I’m probably more political, and write more about politics, than most game designers. When I play, however, it is not to change the world, it is not even to understand it, it is to escape from it for a while, like when I read a book or go to a concert, and to have fun with friends with whom I don’t necessarily want to discuss politics. Games with a message are like novels with a message, they sometimes work, especially when there’s some humor to sweeten the pill, but most times they feel just heavy and boring.

Today’s topic is more the idea that games are a matter of mathematics, a theory which is both true and false.

The real world certainly has some rational structure. Games being smaller and simpler worlds, they also have one, and one that is much easier to observe and understand. The problem is that this structure can be reduced to a mathematical model only in some very specific cases, mostly game of pure strategy and games based on probabilities. It can’t be done with role playing games, larps, party games, word games and even bluffing games. As a result, mathematicians disqualify them as « not really games », which clearly goes against every gamer’s daily experience. Many games have numbers on dice or cards, but many also don’t. There’s not a single number on the cards of Werewolves or Just One. Even with extremely formalized games, such as Azul or The Crew, the mathematical model cannot grasp what makes them games and not math problems, and why the pleasure we get from them is completely different.

I resent mathematicians who, in the forties, decided to call « game theory » a corpus of mathematical models which can be applied to some games, but also to a bunch of other domains, such as politics, economics or physics. I’m teaching sociology and economics in high school. Every time I tell I’m designing boardgames, the school management asks me about games as teaching tools, which are usually not really games and terrible teaching tools. Math teachers then tell me about « game theory » and I have to explain that while I’m quite interested in it, it doesn’t have any specific relations with actual games. This theory should probably have been called « theory of rational choices in an uncertain environment », or something like this, even when it’s a bit longer. And uncertain environments are everywhere these days.

I’ve sometimes used game theory in my designs. Terra is built on the free rider paradox, H.M.S Dolores on the prisoner’s dilemma, but these theoretical tools can be used as well in many situations which have nothing to do with gaming. I sometimes use some maths to balance a game, usually costing and probabilities, but never needed anything above high school level. And I also use some linguistics, history, imagination, a bit of everything. Designing a game, even a game using dice, chips or numbered cards, feels more like writing a dissertation than like solving a math problem.

There are some maths in games, but the proportion is probably only slightly higher than in real life. There are some maths in games, but there are also tons of things which cannot be reduced to maths. Some game designers are math heads, like Bruno Cathala, some have a literary background, like me. Reducing games to maths is wrong about games, which are less rational than we think, and may be also wrong about reality, which is more rational than we think.

One thought on “La “théorie des jeux”
“Game Theory”

  1. Mathematical games are to “real” games* as mathematical knots are to real knots. There is a relationship, but it’s different use of the term.

    Some games, such as those that convert resources to points, should have a solid mathematical underpinning. Experiential games, like Dixit or Telestrations, don’t require it. Naturally, there is a spectrum.

    Though I have not played it, Mapmaker: The Gerrymandering Game, seems to be a decent game that also educates (both math and socio-politics).

    * Sorry, I couldn’t think of a better term. Here “real game” refers to anything you might find on BGG.

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