Streamlining

Lorsque, au début années quatre-vingt-dix, sont arrivés en force les jeux de société « à l’allemande », l’un des points qui les différenciait de ce que l’on pourrait appeler la première vague des jeux contemporains, essentiellement anglo-saxonne et très ancrée dans la simulation, était une relative simplicité et un côté à demi abstrait. La fraicheur des Colons de Catan par rapport aux nombreux jeux de développement, souvent spatial, des années quatre vingt, ou même dix ans plus tard des Aventuriers du Rail par rapport aux jeux de train à l’américaine, venait d’une certaine légèreté de leurs règles. Les auteurs avaient enfin appris à se retenir, à ne pas ajouter au jeu tout ce qui leur passait par la tête, à ne rajouter une carte, un effet, une règle que si cela apportait quelque chose de plus au plaisir et à la tension du jeu sans pour autant trop compliquer les choses.

Cette époque là est loin d’être terminée, et de nombreux auteurs, dont je suis, font toujours attention à ne pas compliquer inutilement les choses. Deux raisons font cependant que l’on recommence à voir apparaître de très bons jeux qui ont un peu trop de règles, parfois qualifiés par les américains de « surdéveloppés » (overdevelopped), mais qui sont parfois aussi « underdevelopped » tant le développement et la mise au point d’un jeu consiste souvent à enlever tout ce qui ne sert pas à grand-chose.

Je n’ai pas joué à tellement de nouveaux jeux ces deux derniers mois, mais il en est deux que j’ai beaucoup apprécié mais qui me semblent souffrir de ce problème. Je suis convaincu que ces deux excellents jeux auraient été encore meilleurs avec quelques éléments en moins.
Le premier est The Artemis Project, De Daryl Chow et Daniel Rocchi, un jeu de placement d’ouvrier assez classique, mais très fluide et très agréable à jouer, qui mériterait le même succès qu’Architects of the West Kingdom. Il y a juste un truc qui ne sert à rien, ou en tout cas qui est démesurément esuré complexe par rapport à son intérêt ludique, les micro-pouvoirs des colons placés au camp de base. Ils se ressemblent tous, et le jeu est beaucoup plus fluide sans – mais bon, ce n’est pas trop grave, on les oublie vite.
Le second est Unicorn Fever, de Lorenzo Silva et Lorenzo Tucci Sorentino. C’est un jeu de course et de paris, un genre que j’apprécie, superbement édité et construit autour de mécanismes originaux et astucieux. Le problème est que sur un mécanisme très sympathique ont été ajoutées de trop nombreuses cartes, contrat, magie et licorne, aux effets intéressants mais microscopiques, trop nombreux et souvent un peu complexes.

The Artemis Project et Unicorn Fever restent deux excellents jeux que je recommande vivement, mais je suis convaincu qu’ils auraient pu être meilleurs, et rencontrer un bien plus large public, avec quelques trucs en moins. Il y a dix ans, ils seraient sans doute sortis sans éléments superflus et règles inutiles.

L’une des explications de cette évolution, assez évidente, tient à Kickstarter. Ces deux jeux, je crois, ont été comme bien d’autres publiés grâce au financement participatif. Or la logique de Kickstarter et de ses « stretch goals » conduit à toujours promettre d’ajouter aux règles et au matériel du jeu des “trucs en plus” si un certain niveau de financement est atteint, alors que le véritable développement d’un jeu consiste souvent, à l’inverse, à jouer suffisamment pour voir ce que l’on peut enlever sans appauvrir le jeu. Comme il est bien difficile de promettre de supprimer des règles ou du matériel si la souscription remporte un certain succès, je pense que les éditeurs utilisant kickstarter devraient se contenter de promettre du matériel de meilleure qualité, mais éviter de promettre des cartes ou des règles en plus – après tout, si ces cartes et ces règles étaient vraiment intéressants, ils seraient déjà dans le jeu de base.

Kickstarter ne suffit cependant pas à tout expliquer, car cette tendance se retrouve aussi, certes plus rarement, dans des jeux qui sont passés d’emblée par les circuits commerciaux traditionnels. Je vais prendre en exemple, là encore, un jeu que j’apprécie beaucoup, Mysterium, le premier à être parvenu à ajouter un élément narratif au principe de Dixit. Lorsqu’un éditeur français a adapté pour le monde entier un jeu qui n’était jusque là sorti qu’en Ukraine et en Pologne, il y a fait quelques modifications, dont la principale fut d’ajouter une système de score individuel qui ne sert absolument à rien et alourdit sensiblement le jeu. L’éditeur a peut-être réalisé son erreur après coup puisque Mysterium Park, qui sort ces jours-ci et que je n’ai pas encore vu, semble être une version allégée et donc mieux développée de Mysterium. Enfin, j’espère qu’ils ne sont pas allés trop loin dans la direction opposée, c’est aussi un piège.

Il y a donc une autre explication, plus générale, qui tient à l’évolution du public des joueurs et, surtout, de l’entourage des auteurs et des éditeurs. Lorsque le jeu de société était encore un loisir culturel assez marginal, les tests et la mise au point du jeu se faisaient, par la force des choses, avec des gens qui n’étaient pas des spécialistes, qui ne connaissaient pas tout, la famille ou les amis de l’auteur, ou des joueurs venus du jeu de rôle, alors plus populaire. Ce public tendait à aller doit au but, à favoriser les systèmes les plus simples. Aujourd’hui, tout ce travail de développement se fait de plus en plus avec des joueurs expérimentés, parfois des professionnels ou des semi-professionnels, voire avec d’autres auteurs, donc avec un public que ne gêne pas vraiment une complexité dont il n’a souvent même pas conscience, et qui peut même à l’occasion suggérer tel ou tel ajout.
Il y a de la place sur le marché pour des jeux complexes, et pour d’autres qui le sont moins, mais j’aimerais que les auteurs et les éditeurs, et surtout ceux qui passent par kickstarter, réalisent que la meilleure version d’un jeu est rarement la plus riche et la plus sophistiquée. Le principe même du jeu est d’être plus simple que la réalité, et si développer un jeu, c’est parfois y ajouter des éléments, c’est parfois aussi en enlever. Les anglo-saxons ont un verbe très imagé qui exprime parfaitement cette idée, to streamline, qui comme souvent n’a pas vraiment d’équivalent français.



When « german style” boardgames arrived in the early nineties, their main difference with the first wave of modern boardgames, American style games heavy on simulation, was their relative simplicity and abstractness. What made Settlers of Catan fresh when compared with older development games, usually in space, and what a few years later made Ticket to Ride more exciting than US train games, was their relatively light rules. For the first time, game designers were not let loose, and considered adding a card, a rule, an effect, only when it really added more to the gaming pleasure than to the game’s complexity.

It’s still mostly true and most game designers, including me, are still very careful not to make things unnecessarily complex. Unfortunately, there are also more and more good games which are sometimes called « overdevelopped » but which are often, in face, « underdeveloped », since developing a game is mostly streamlining it, keeping everything useful but removing all the unnecessary stuff.

I didn’t play that many new games these last months, but there are two I really enjoyed, but which I also think could have been even better with some elements removed.

The first one is Daryl Chow’s & Daniel Rocchi’s The Artemis Project, a relatively classic, fluid and very enjoyable worker placement, which deserves to get the same success as, say, Architects of the West Kingdom. There’s just one thing in the game which is supererogatory, the micro-abilities of workers placed in the base camp. They feel similar one with another, and don’t add any real interest to the game. the game is more fluid without, and as a result we forget them when playing – so why put them in the rules ?
The second game is Lorenzo Silva and Lorenzo Tucci Sorentino’s Unicorn Fever. It’s a betting race game, a style I like and which deserves a better recognition, gorgeously published and based on a few clever systems. The problem is that on a really exciting basis have been added layers of unnecessary card effects, contract cards, magic cards, unicorn cards, which makes for too many interesting but microscopic effects.

Both The Artemis Project and Unicorn Fever are already outstanding games, but I’m convinced they could have been even better, and find more players, with a few rules and elements removed. Ten years ago, they would probably have been published without them.

One of the reasons for this is, obviously, Kickstarter. These two games have both been published through crowdfunding. Unfortunately, the logic of Kickstarter’s stretch goals is to always promise more rules and more components once a given funding level has been reached, when a game’s real development often consists in playing and playing gaian to check what can be removed without weakening the game. Since it’s probably counter-intuitive to promise the removal of elements if a game is successful, may be publishers of modern games, and especially eurogames, should only promise better components, but not extra rules and stuff, as stretch goals. After all, if these extra elements were that good, they would already be in the basic game.

Kickstarter is not the only reason. This trend also affects, though to a lesser extent, games published through traditional distribution channels. A good example is a game I really enjoy, Mysterium, which manages to add real storytelling to the Dixit system. When a French publisher decided to adapt for the whole world a game which was so far available only in Ukraine and Poland, they made a few changes, the most notable one being to add a convoluted and totally unnecessary individual scoring system, which slows the game without adding any interest. They realized their error later, and it seems that the new Mysterium Park, to be released in the coming weeks, is a streamlined and better developed version of the game. I’ve not seen it yet, and I hope it didn’t go too far in the opposite direction, it can also happen.

There’s another and more global explanation. When games was still a relatively marginal cultural activity, play testing and developing games was made by and with people who were not real specialists, who didn’t know everything – mostly the designer’s friends or family, or people coming from role playing games. These people tended to go straight to the point and to favor relatively simple systems. Nowadays, this is made with « experienced gamers », sometimes pro or semi-pro gamers, or even fellow game designers. The problem with geeks is that they are not really troubled by complexity in games, they don’t even notice it any more, and some relish in suggesting this or that addition.
The market is now big enough to accommodate various game styles, some complex and some less, but it seems to me that many designers, developers and publishers, and especially those who go through kickstarter, are forgetting that the best version of a game is not necessarily the one with the most stuff in it. The very point of playing games is to enter a world which is much simpler than reality, and developing a game means sometimes adding stuff, sometimes removing stuff – it’s streamlining, an english verb I like a lot because it has has no equivalent in French.

One thought on “Streamlining

  1. Comme l’a apparemment dit Saint-Exupéry mais la réflexion se retrouve parmi de nombreux artistes, la perfection est atteinte non pas lorsqu’il n’y a plus rien à rajouter, mais lorsqu’il n’y a plus rien à enlever.
    Merci pour vos billets.

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