French Touch

Je viens d’avoir une conversation avec un journaliste qui souhaitait écrire un article sur une French Touch dans la création actuelle de jeux de société. Je l’ai sans doute un peu déçu en affirmant que s’il existait aujourd’hui une spécificité française en matière de jeu de société, c’était peut-être dans l’édition, mais certainement pas dans la création.

Si quarante ans d’enseignement dans des endroits bien différents m’ont appris une chose, c’est que les « différences culturelles » n’existent pas vraiment, ou du moins sont absolument négligeables en comparaison des différences individuelles. On a toujours tendance à exagérer des spécificités culturelles qui, lorsqu’elles existent, ne sont guère que des différences assez superficielles de langage, de codes sociaux et de références littéraires, culinaires et musicales. Un peu de la même manière, mon travail d’historien m’a surtout montré que les hommes de la fin du Moyen Âge et de la Renaissance ne pensaient pas bien différemment de nous.

Cette tendance à exagérer les différences est particulièrement absurde dans un domaine comme le jeu de société. Les jeux de société modernes sont en effet apparus assez récemment. C’est pourquoi, contrairement à ce qu’il se passe en littérature, en musique ou en peinture, les auteurs de jeux français, américains, japonais ou autres ont très exactement les mêmes références, Catan, Magic, Les Aventuriers du rail, tout ça. Parler de spécificités nationales en littérature ou en peinture a encore un certain sens, même si je pense que l’on en rajoute, mais cela n’en a plus aucun en matière de jeu de société.
Mon style n’a, me semble-t-il, pas grand chose de commun avec celui de Bruno Cathala ou de Roberto Fraga, et serait sans doute plus proche de celui d’Alan Moon, de Seiji Kanai ou de Hisashi Hayashi. Et je ne vois absolument rien de commun entre les créations de Bruno et de Roberto, qui m’ont été cités comme deux éminents représentants de cette French Touch. Le monde de la création ludique est d’ailleurs très internationalisé, tout s’y fait en anglais, et j’ai côtoyé avec plaisir des auteurs allemands, italiens, grecs, américains, canadiens, brésiliens, coréens, iraniens, japonais, scandinaves, russes, polonais et autres, sans jamais avoir l’impression de me trouver face à une culture ludique différente de la mienne – ou en tout cas pas plus souvent qu’avec des auteurs français.
En matière de création, la French Touch n’est donc qu’un argument commercial, que je trouve personnellement peu convaincant.

La spécificité, s’il y en a une, n’est pas du côté de la création, mais de celui du business et de l’édition, et l’explication relève plus du coup de bol que de la culture. Il se trouve que Asmodée est la grande success story de l’édition du jeu de société moderne, et que ce qui était une petite boite de passionnés de jeux de rôles, comme il y en avait à la même époque dans bien des pays, est devenu une grande multinationale du jeu de société, avec des centaines de filiales dans le monde entier. Par facilité, son expansion s’est faite plus rapidement en France que dans les autres pays, et surtout s’y est plus porté sur le côté créatif, éditorial, et moins sur l’aspect commercial. Toute une série d’éditeurs plus modestes se sont lancés dans la foulée d’Asmodée, rêvant de et souvent parvenant à être rachetés par le démon du jeu, ou plus récemment par Hachette qui semble vouloir l’imiter. Du coup, il est en effet devenu plus facile pour les auteurs français de rencontrer des éditeurs et de faire publier leurs créations. Cela a créé quelques vocations, mais ne fait en rien des auteurs de jeux français une catégorie culturellement à part.



Je sais que l’expression de French Touch est beaucoup utilisé dans le jeu video, mais elle y désigne une réalité qui relève à la fois de la création et de l’édition, les deux y étant beaucoup plus fortement imbriqués que dans le jeu de société. Il faudrait pour avoir l’équivalent dans le jeu de société que se crée un véritable bouillon de culture entre auteurs voisins à la fois géographiquement et intellectuellement. Ce n’est pas encore arrivé et dans le jeu comme dans bien d’autres domaines culturels, je pense que l’on gagne plutôt à tout mélanger. Je suis français, je suis un auteur de jeu, je ne suis pas un « auteur de jeu français » parce que cette catégorie ne signifie rien.


I just had a phone conversation with a journalist who is writing about a French Touch in boardgame design. He felt a bit disappointed when I answered that if there was something specifically French today in boardgames, it had more to do with publishing than with design.

Forty years of teaching in various places have taught me one thing, that “cultural differences” don’t really exist, or are extremely marginal when compared with individual differences. We always tend to exaggerate cultural specificities which are little more than differences in language, social codes and literary, culinary or musical references. Similarly, my research as a historian convinced me that people form the late Middle Ages and the Renaissance didn’t think very differently from us.

This exaggeration of differences is particularly absurd when discussing boardgames. Modern boardgames are a very recent thing. Therefore, unlike what happens with literature, music or graphic art, French, American Japanese and other boardgame designers have the exact same references – Catan, Magic the Gathering, Ticket to Ride and all that stuff. Talking of national styles in literature or painting still makes sense, even when I think we usually overdo them, but it doesn’t make any sense when discussing boardgames.
My own design style has little in common with that of Bruno Cathala or Roberto Fraga, and is probably more similar with that of Alan Moon, Seiji Kanai or Hisashi Hayashi – and I don’t see the slightest thing in common between Roberto’s and Bruno’s designs. The boardgame design little world is very international, everything happens in English, and I’ve met publishers from dozens of countries such as Italy, USA, Canada, Brasil, Korea, Iran, Japan, Russia, Poland, Greece, Baltic and Scandinavian countries, without ever having the feeling that these people had a different gaming culture than mine – or not more often than with French designers.
The
French Touch in boardgame design seems to me to be only a marketing argument, and not a very convincing one.

If there is a French specificity with boardgames, it has to do with business, not design, and more with sheer luck than with culture. Asmodee happens to be the big success story of the boardgaming business. What was originally a small role playing publishing company founded by a few friends has become a big multinational company with hundreds of subsidiaries in the whole world. Its development started in France where, for practical reasons, it focused more on creation and development and less on distribution. Smaller companies followed suit, often with the more or less secret goal of being bought by Asmodee, or more recently by Hachette who is trying to follow suit. All this has made easier for French boardgame designer to meet publishers and have their creations published. It might have generated a few vocations, but it doesn’t make French designers a culturally specific category.

The expression French Touch comes from the video game industry, where it refers both to design and publishing, which are much more interwoven than in the boardgaming world. To have the same thing with boardgames, we would need a real cluster effect between designers both intellectually and geographically similar. It has not happened yet and, with boardgames like with many other cultural domains, I think it’s more rewarding to mix everything. I’m French, I’m a game designer, but I don’t like being called a “French game designer”, a category which doesn’t mean anything.

Ecrire et traduire une règle
Writing and translating rules

(Ceci est une version plus détaillée et mise à jour d’un article publié ici en 2018)

Winston Churchill to his War Cabinet.

Règles

Toute une série de raisons font que, ces dernières années, je suis devenu un auteur de jeu moins prolifique. Je vieillis un peu sans doute, je passe moins de temps à jouer et donc à penser au jeu, certaines des modes ludiques récentes me laissent de marbre. J’ai peut-être aussi tendance à devenir perfectionniste et passer donc plus de temps sur les micro-réglages de mes créations. Mes jeux se font donc plus rares, et sans doute moins dans l’air du temps. Pourtant, et je l’ai encore vérifié lors du dernier salon de Cannes, premier salon plus ou moins après-Covid auquel j’ai participé, les éditeurs continuent à me relancer régulièrement pour savoir si j’ai des trucs à leur présenter. 
Ceux que j’ai sondé à ce sujet m’ont confirmé ce dont je me doutais un peu. S’ils sont curieux de voir mes prototypes, même quand ils ont peu de chance de leur plaire, ce n’est pas parce que je suis l’un des meilleurs auteurs de jeu, c’est parce que je suis l’un des meilleurs rédacteurs de règles. Mes prototypes sont moches mais fonctionnels, et mes règles sont brèves et claires. Ils peuvent y jouer rapidement, sans avoir à me téléphoner ou m’envoyer des mails pour obtenir des précisions sur tel ou tel point, et savoir tout de suite si le jeu les intéresse. Si d’aventure ils décident de le publier, ils savent qu’ils auront moins de travail de réécriture qu’avec d’autres auteurs, y compris certains des plus connus – je ne citerai pas de noms.
Si l’entrainement universitaire et un esprit assez rationnel me rendent sans doute la rédaction de règles plus facile qu’à d’autres, j’ai aussi un certain nombre de trucs que je voudrais partager ici pour aider les auteurs débutants – et même quelques uns qui ne le sont plus et dont je me suis laissé dire qu’ils en auraient bien besoin.

Suivre la règle
Beaucoup d’auteurs ne rédigent véritablement leurs règles que lorsque le jeu est terminé, testé, bouclé, prêt à présenter aux éditeurs. Je ne travaille pas ainsi, et pense que c’est un piège. L’une des premières choses que je fais lorsque je commence à réfléchir à un jeu, parfois même avant de réaliser un premier prototype, est d’écrire des règles complètes, que je modifie ensuite à chaque nouvelle version, soigneusement numérotée à la façon des logiciels. La règle finale de Trollfest, qui devrait sortir incessamment, portait ainsi le numéro 4.3. Celles de Ménestrels, un petit jeu de cartes dont on ne parle pas assez, était la 7.5. Celle de Caravanserail, qui ne sera sans doute jamais publié, en est déjà à la 11.quelque chose.
Chaque petite modification des systèmes de jeu me contraint donc à relire les règles pour en réécrire certaines parties, et permet au passage corrections et éclaircissements du reste du texte. Cette technique oblige cependant prendre garde à ne pas laisser traîner dans des règles des éléments provenant de versions précédentes – je m’y suis parfois laissé prendre.

Trollfest est un gros jeu dans une grosse boite, mais les règles du prototype tenaient sur une feuille A4, recto-verso.

Une langue simple et correcte
Nombre de jeux présentés aux éditeurs, et même trop souvent de jeux publiés, ont des règles farcies sinon de fautes de français, du moins de lourdeurs et d’impropriétés. Cela rend parfois la lecture difficile, et fait toujours une très mauvaise impression sur le lecteur. Les conseils que je donne aux auteurs en matière de style et de niveau de langue sont donc en tout point identiques aux consignes que je donne à mes élèves de lycée pour leurs dissertations : faites court, direct, précis. Si un mot n’apporte rien de plus au sens d’une phrase, supprimez-le; si une phrase n’apporte rien de plus au sens d’un paragraphe, supprimez-la. Faites des phrases aussi brèves que possibles, d’une seule proposition si possible, de deux ou trois quand vous ne pouvez pas faire autrement. Certaines lourdeurs, comme l’abus de la voix passive, du futur et des formules indirectes, des adverbes inutiles comme de plus ou en effet, ou la tendance à remplacer avoir par posséder et être par consister en, sont très faciles à éviter. Le souci de simplicité peut même faire passer certaines fautes, et personne ne vous reprochera d’écrire, comme tous les auteurs ou presque, défausser une carte au lieu de se défausser d’une carte, qui est en principe la seule formulation correcte.
C’est aussi pour cette raison que, si j’utilise l’écriture inclusive en anglais, je ne m’y suis pas mis en français. Le neutral they anglais ne complique en rien l’écriture, et ne pose aucun problème à la lecture; le point médian complexifie le texte et rend la lecture difficile, surtout à voix haute, et il arrive que l’on doive lire des points de règles à voix haute. Même les expressions du style « le joueur ou la joueuse » alourdissent inutilement le texte. Tous ces jeux de langues sont de toute façon un peu vains, et ont surtout pour effet de détourner l’attention des vraies causes et mécanismes du sexisme, qui n’ont rien à voir avec la grammaire et tout avec l’argent, le prestige et le pouvoir. Si vous tenez quand même à donner symboliquement un petit côté féministe de vos règles, le plus simple est encore d’écrire joueuse au lieu de joueur. Cela ne sonne peut-être pas très naturel, je ne pense pas que ce soit bien utile, mais au moins ce n’est pas un obstacle à la lecture.

Un vocabulaire cohérent
Il ne suffit pas qu’une règle soit grammaticalement correcte pour qu’elle soit « bien écrite », elle doit aussi être cohérente dans son vocabulaire et dans les modes utilisés, c’est à dire dans la manière dont elle s’adresse au lecteur / joueur.
Une règle peut être rédigée sur un mode impersonnel ou en s’adressant directement au joueur. Je n’ai pas vraiment de préférence et choisit, selon le jeu, ce qui me semble le plus adéquat. Quel que soit le mode choisi, il faut ensuite être cohérent, s’y tenir, ne pas écrire d’abord « le joueur fait ceci » et au paragraphe suivant « faites cela ».
Il en va de même du vocabulaire. Je me souviens de règles d’un jeu de « tuiles » dans lesquelles le rédacteur employait tantôt « pile » et « face », tantôt « recto » et « verso », ce qui ne peut qu’entraîner de la confusion. Choisissez pour chaque élément de jeu, pour chaque mécanisme, les termes les plus simples, les plus directs, et tenez-vous y, quitte à faire quelques répétitions. Selon le type de jeu, et le nombre d’éléments différents, vous pouvez en rester au vocabulaire générique – cartes, pions, dés – ou avoir recours à un lexique thématique, qui permet de distinguer les cartes ou les pions selon qu’ils représentent des livres ou des événements, des loups ou des moutons. Quel que soit votre choix, tenez-vous y et évitez les termes trop compliqués.

Les répétitions ne plaisent pas
De peur qu’un détail important passe inaperçu, certains auteurs, et même quelques éditeurs, le répètent régulièrement dans les règles. C’est une erreur car cela alourdit le texte, et surtout car le lecteur, qui a tendance à croire que chaque phrase apporte une information, va logiquement chercher une précision ou une exception dans ce qui n’est qu’une redondance. Plutôt que de répéter une règle, mettez là en gras, en rouge, en majuscules, faites-en sorte qu’elle saute aux yeux du lecteur sans générer ni longueur, ni ambiguïté.
Le jeu avec les sauts de ligne, les retraits, les couleurs, les gras, les italiques (qui n’ont pas tout à fait le même usage en anglais qu’en français), tout cela peut vous permettre, si vous n’en abusez pas, de rendre votre règle plus claire et lisible.

Ecrire en anglais ?
J’écris désormais toutes mes règles directement en anglais, même quand je sais que je le proposerai d’abord à le jeu un éditeur français. J’ai bien sûr d’abord fait ce choix pour pouvoir présenter mes créations à tous, quelle que soit leur langue. J’ai pendant un temps tenté de maintenir en parallèle deux sets de règles, l’un en anglais et l’autre en français. Je me suis très vite rendu compte que cela entrainait des erreurs, car j’avais tendance à ne faire les mises à jour que sur l’un ou l’autre des fichiers, et j’ai alors abandonné le moins utile, le français.
Si je me débrouille à peu près en anglais, du moins à l’écrit, ce n’est pas ma langue maternelle et je suis moins à l’aise qu’en français. C’est paradoxalement un avantage, car cela me contraint à écrire de manière relativement simple, efficace, là ou je pourrais user en français de subtilités prêtant à confusion.
J’ai par ailleurs appris que la langue anglaise, grâce à une syntaxe plus directe et un vocabulaire plus précis et varié, se prêtait mieux que le français à l’écriture de règles et d’instructions. Les informaticiens et autres techniciens, auxquels il ne viendrait pas à l’idée de lire des modes d’emploi en français qui ne sont là que pour des raisons légales, le savent bien. Très souvent, un point de règle qui s’explique simplement en anglais par une courte phrase va demander un long paragraphe en français; l’inverse est bien plus rare.
Je sais que cela fait peur à certains, mais le niveau de langue requis pour écrire des règles de jeu en anglais reste très modeste, et je vous engage au moins à essayer. Vous aurez peut-être du mal au début, mais cela en vaut la peine, et vous forcera à écrire simplement et directement. Les éditeurs américains sont d’ailleurs extrêmement compréhensifs avec les auteurs étrangers et ne vous reprocheront jamais quelques maladresses grammaticales.

La seule fois où un éditeur a utilisé mes règles écrites en anglais sans même les faire relire par un anglophone….Il y a quelques fautes de grammaire, mais tout le monde a compris.

Du jeu à la règle, de la règle au jeu
Vous avez compris, la prolixité est le principal ennemi du rédacteur de règles. Quelle que soit la complexité de votre création, ayez soin de faire des règles aussi brèves et aussi simples que possible. Si les règles de votre prototype, et même de votre jeu publié, font peur, personne ne les lira et personne n’y jouera.
Si vos règles s’étalent sur de nombreuses pages, c’est peut-être qu’elles sont redondantes ou mal construites. Reprenez-les, cherchez un autre plan, il y en a toujours plusieurs possibles et aucun qui fonctionne pour tous les types de jeux. C’est peut-être aussi qu’elles sont mal écrites, avec des phrases trop longues, des circonvolutions inutiles, des adverbes superflus et ont besoin d’un dégraissage.
C’est parfois aussi parce que le jeu est trop complexe, a grossi au fur et à mesure de son développement. Quand dégraisser le texte ne suffit pas, il faut trancher dans le vif, supprimer tous les mécanismes qui n’apportent pas grand chose, qui ne servent que dans une partie sur dix, ou simplement qui sont trop compliqués à expliquer par écrit. Mais bon, là, on n’est plus dans la rédaction des règles, on n’est dans leur conception – ce sera donc pour un autre article, un de ces jours.

Exemples et graphiques
Si les règles que je soumets aux éditeurs ont parfois un défaut, c’est de manquer d’exemples, et leur principal travail rédactionnel consiste souvent à en introduire quelques uns. 
En principe, les exemples ne font pas partie intégrante de la règle, ils en sont juste une illustration, mettant en lumière un point qui doit déjà présent dans le texte. Il est pourtant parfois difficile d’expliquer certains points « en général », et c’est alors que l’exemple devient utile.
Il en va de même des schémas, des graphiques. Ils peuvent préciser une règle écrite mais, sauf cas très particuliers, ne doivent pas s’y substituer. Japonais et chinois, qui ne font pas comme nous une différence très nette entre texte et graphique, mélangent volontiers les deux. C’est sans doute une des raisons qui font que les traductions de règles japonaises sont souvent peu claires pour les occidentaux – en tout cas pour moi.

Le thème
Je ne suis pas de ces auteurs pour qui le thème n’est qu’un truc destiné à simplifier la présentation des règles, à faire passer des mécanismes qui, à eux seuls, constitueraient l’essence du jeu. Si le thème, l’univers du jeu n’est pas que cela, il est néanmoins aussi cela, et il faut savoir l’utiliser.
Je me suis trouvé récemment, pour Dragons, face au même problème qu’il y a une vingtaine d’années pour l’Or des Dragons, devoir concevoir et expliquer un système de score délibérément tarabiscoté car conçu pour permettre aux joueurs de se faire une vague idée de la valeur de chaque carte sans jamais pouvoir la calculer exactement. Si je m’en suis mieux sorti cette fois, c’est parce que j’ai volontairement choisi d’expliquer les bizarreries du score par des gags. S’il faut éviter de farcir les règles de références thématiques et de vocabulaire spécialisé qui n’aident en rien à la compréhension du jeu, il ne faut pas hésiter à faire appel au thème quand il permet d’expliquer simplement une règle. Si cela permet aussi de faire un bon gag, dans Dragons les trois copies de l’anneau unique ou une alimentation équilibrée avec autant de vaches que de moutons, c’est encore mieux.

Testez vos règles
Un éditeur qui reçoit un prototype dont les règles ne sont pas parfaitement claires risque de le jeter sans y jouer, ou de se tromper en y jouant et de ne pas en voir l’intérêt. Si des points de règles lui semblent ambigus, il téléphonera ou enverra peut-être un mail à l’auteur quand celui-ci s’appelle Bruno Cathala ou Richard Garfield, ou même Bruno Faidutti, mais il ne prendra pas cette peine pour un inconnu.
Il m’arrive parfois d’acheter ou de recevoir des jeux dont je ne parviens pas à comprendre les règles. Ce sont le plus souvent des jeux publiés à compte d’auteur, parfois sur Kickstarter. Si un « professionnel » comme moi n’y comprend rien, il est probable qu’un simple joueur sera plus perdu encore. Le jeu est certes publié, mais il est mort-né car il ne sera jamais joué, et ce quelles que soient ses qualités ludiques.
Il faut donc tester non seulement le jeu, mais aussi les règles avant de le montrer aux éditeurs ou de le publier. Je prends part à toutes les parties tests de mes projets et ne peux donc pas tester mes règles « en aveugle » auprès de joueurs cobayes; ce n’est pas trop grave parce que je sais que je suis assez bon pour l’écriture. J’engage en revanche tous les jeunes auteurs (et les éditeurs) à tester leurs règles en aveugle, du moins pour leurs premières créations. C’est le meilleur moyen de se corriger et d’apprendre, peu à peu, à rédiger d’emblée des règles claires et complètes.

Les règles que j’ai eu le plus de mal à écrire. Je n’étais pas trop content de moi, l’éditeur les a reprises avec mon accord mais n’a pas fait beaucoup mieux. Ce jeu est simple mais difficile à expliquer.

Relecture
Auteurs, faites relire les règles de vos jeux par le plus littéraire de vos testeurs, il trouvera certainement des imprécisions et des incorrections. Editeurs, faites-les relire par un correcteur professionnel, et si possible quelqu’un qui s’y connaisse un peu en jeu – je vous conseille Camille, avec qui j’ai conçu Trollfest.

Traduire une règle
Vous l’avez peut être remarqué, les règles des jeux en anglais sont généralement de bien meilleure qualité technique et littéraire que celles des jeux en français. Elles sont plus brèves, plus claires, plus élégantes et avec moins d’erreurs – et ce parfois même pour les jeux français ou allemands. C’est pour cette raison que, quitte à devoir payer un peu plus cher (et ça s’aggrave avec le Brexit), j’essaie généralement de me procurer les nouveautés en anglais, surtout lorsqu’il s’agit de jeux un peu complexes.
La raison principale est que, comme je l’ai expliqué plus haut, la langue anglaise, dont le vocabulaire est plus précis et la syntaxe plus simple, est techniquement mieux outillée pour l’écriture de règles. Une autre explication est que, le plus souvent, la règle anglaise est la règle d’origine issue du développement du jeu. Enfin, pour les jeux venus d’Europe ou d’ailleurs, les éditeurs américains font plus souvent appel à des traducteurs spécialisés.
Traduire une règle relève en effet de la traduction technique, qui est un métier. Les  traducteurs français spécialisés dans le jeu sont encore très peu nombreux, et les relecteurs plus encore. Certains éditeurs francophones font le boulot eux même. D’autres font appel à des traducteurs dont ce n’est pas la spécialité et qui parfois n’essaient même pas le jeu pour vérifier qu’ils l’ont compris. D’autres enfin ont recours à des joueurs payés avec quelques boites de jeux qui font ça vite fait le soir après leur vrai boulot. Rien d’étonnant à ce que le résultat soit au mieux inélégant, au pire incompréhensible.

Vous n’avez rien compris aux règles françaises ? Moi non plus. Ce n’était pas moi le traducteur, et je ne crois pas qu’il ait essayé de jouer.

Traduire mes règles !
Je ne suis ni correcteur, ni traducteur professionnel et, sauf pour quelques jeux très simples et que j’apprécie vraiment, je refuse désormais les propositions, qui me sont faites de temps à autre, de relire les règles de jeux d’autres auteurs ou de les traduire de l’anglais au français. Je ne pense pas être compétent pour travailler sur des créations que je connais nécessairement moins bien que les miennes.
En revanche, je préfère bien sûr traduire moi-même en français les règles de mes propres créations… et suis toujours choqué lorsque, et cela arrive régulièrement, certains éditeurs n’y pensent même pas et, par habitude, font appel à quelqu’un d’autre – parfois un bon traducteur professionnel, mais pas toujours. 
Je me suis ainsi retrouvé trois ou quatre fois avec des jeux dont j’ai écrit les règles anglaises mais pas les françaises, ce qui est un peu absurde. Cela devient même franchement gênant lorsque les règles françaises sont mal écrites, avec parfois des fautes ou des lourdeurs dont les joueurs risquent de me tenir responsable. Je viens encore d’avoir le problème avec un éditeur qui insiste pour publier sa propre traduction, compréhensible mais un peu lourde. Des amis américains dont les jeux ont d’abord été édités en France ou en Allemagne m’ont raconté avoir eu dans l’autre sens la même expérience désagréable et un peu humiliante. Leurs règles ont d’abord été traduites d’anglais en français, puis du français en anglais, et ils ne l’ont appris que lorsque le jeu était chez l’imprimeur.
Je le dis depuis quinze ans, j’oublie toujours, mais je vais désormais m’efforcer de penser à faire préciser dans tous mes contrats que si c’est moi qui ai écrit les règles anglaises, c’est d’abord à moi que l’on doit faire appel pour écrire les françaises. Même si je décline l’offre, le texte de la traduction devrait toujours recevoir mon accord explicite – c’est le cas le plus fréquent, mais il y a eu quelques exceptions

Quelques-uns de mes jeux ne sont jamais sortis en français. Venture Angels est disponible en anglais, coréen et persan – si quelqu’un veut le faire en français, ce sera avec plaisir.

Mise en abyme
En relisant cet article, je me rends compte qu’il est parfois un peu peu répétitif, et tombe donc lui-même dans l’un des travers qu’il dénonce. Mais bon, ce n’est pas une règle de jeu, et l’important est que le message soit passé.


This is a longer and updated version of an article originally published here in 2018

Winston Churchill to his War Cabinet.

Follow the rules
Many designers write complete rules only when their game is finalized, tested, ready to pitch to publishers. That’s not my way. One of the first things I do when starting to think of a game, sometimes even before making a first prototype, is to write complete rules. These rules are then updated after every playtest session, and numbered like software versions. The final rules of my next upcoming game, Trollfest, was numbered 4.3. Those of Menestrels, a cute card game which unfairly went under radar, were at 7.5. Those of Caravanserai, which will probably never be published, are already at 11.something. 
Every small change in the game systems makes me reread most of the rules, and rewrite some of it, and is an occasion to make things shorter and clearer when possible. The only drawback of this method is that I must be very careful not to let a few obsolete rule points in the newer rules. It happens.

Trollfest is a big box game, but the prototype rules were written on a single sheet.

Simple and accurate wording 
The rules of many of the games submitted to publishers, and even of scores of published games, are unnecessarily heavy, to the point of being hard to read and to understand. My advice to game designers is the same as my advice to students – your texte should be as short, simple and straight to the point as possible. If a word doesn’t add meaning to sentence, remove it. If a sentence doesn’t add meaning to a paragraph, remove it. If a paragraph doesn’t add meaning to your text, remove it. Write short sentences, made of one or two clauses. Avoid long and complex words, passive voice, indirect wordings and redundant adverbs. 
This is why, while I’ve now get used to writing with the neutral they in English, I don’t use what has been suggested as inclusive writing, the « median dot », which makes texts hard to read and impossible to read loud – I don’t translate the rest of this paragraph, it deals with Frtench grammar and would not make any sense in English.  Anyway, all this toying with words is probably in vain and only distracts from the real mechanisms of sexism, which have more to do with money, power and prestige than with grammar.

Consistency
A well written rule set must be grammatically correct (well, more or less in my case since I usually write it in English), but it’s not enough. It also requires consistency in vocabulary and in the way the reader / player is addressed to.
The rules can be written using different syntax styles or modes. They can be impersonal, or address the player directly. The best way probably depends on the game style and the writer’s mood, but it must be consistent. Don’t write « the player does this » in a paragraph and « you do that » in the next one. 
The same goes with vocabulary. I remember a tile game whose rules were calling the two sides first front and back, then recto and verso, which made them extremely confusing. Go for simple and direct words, one for each element, and stick to them – it’s a good thing that repetitive use of the same word is considered less inelegant in English than in French. Depending on the style and complexity of the game, you can stick to generic vocabulary – cards, tokens – or go for thematic terms to differentiate the types of cards – books and events, for example – or tokens – wolves and sheep. Anyway, keep simple, avoid complex or esoteric terms, everything must be understood at once by the reader.

Bis repetita non placent
Afraid that the reader might miss them, game designers and publishers often repeat several times the rule points which they think are the most important. It is a mistake. It makes the text longer and therefore harder to read. The reader, logically, tend to think that every sentence brings a new information and will often look for it in what is just redundancy. A much better way is to highlight important or easy to miss rules with writing them in bold, in red, in caps or in italics. 
Line breaks, colors, fonts and font styles, all this can be very helpful in making your rules more clear. 

Writing in English
I now write all my rules directly in English, even when I plan to first show the game to a French publisher. The first reason is that it allows me to pitch my game to every publisher, no matter their language and nationality. I tried for a while to maintain two parallel versions, one in French and one in English. I soon realized it didn’t work, because I often updated one and not the other, so I got rid of the least useful, the French.
My English is not bad, but it’s far from fluent. I am much more at ease in French, my native language, but writing in English might paradoxically be an advantage, because it forces me to write everything in a relatively simple and direct way.
I’ve also found out that the English language, thanks to a more direct syntax and a more varied and precise vocabulary, was better suited to rules and instructions than French. That’s the reason why French technicians or computer geeks go directly to the English instructions of their machines or softwares, without giving a single look at the mandatory but mostly useless French language ones. Quite often, a rule point that can be explained in a short english sentence would have required a long paragraph in French. The opposite can happen, but it’s rare.
I know many game designers are terrified at the idea of writing rules in English, but it’s not that difficult. The English level required for what is definitely not literary writing is relatively low and US publishers are very understanding with rules written by foreigners.

This was the only time a publisher took my English rules and printed the game with them, without having a native speaker proofreading them. There are a few grammar errors, but everyone got them.

Game to rules, rules to game
When writing rules, prolixity is your greatest ennemy. No matter how complex your game is, you should try to keep the rules as short and simple as possible. If your prototype’s rules look overwhelming, noone will publish it; if your published game rules look overwhelming, noone will read them and noone will play it. 
If your rules feel too long for the actual complexity of the game, and drag on a dozen pages or more, they might be redundant or haphazardly built. Try another plan, there are always several possibilities and the best one depends on the game’s style. The rules might also be badly written, with long sentences and unnecessary convolutions, in which case you must trim off the fat.  
Sometimes, the problem is not the clarity of the rules but their number, because the game which took fat during its development. When trimming the fat off the written rules is not enough, you must attack the game system itself, remove the elements which don’t add much, which are used  in one game out of ten, or which are too complex to explain in writing. But then it’s not just about rules, so I’ll keep this for another article.

Examples and graphs
The rules I give to publishers often have one flaw, they lack examples and the publisher’s main editorial work is to add a few ones. Examples and graphs are not a constitutive part of the rules, they are an illustration – etymologically, something that enlightens the text. Ideally, they should not be necessary, everything being already explained the written text. Practically, since it’s not always easy to explain things « in general », an example can often help and illustrate a rule.
The same is true of graphs and diagrams. They can help to explain a written rule, but except in very specific cases, they should not replace it. There seems to be less difference between text and diagrams in Japanese, and Japanese game rules often mix them. That’s probably why westerners – or at least me – often have troubles understanding game rules translated from Japanese.

Theme and Setting
I disagree with the game designers who think that the theme is just a trick aimed at making rules explanation easier, and that the mechanisms are the only constitutive part of the game, its essence. A theme or setting is not only this, but this doesn’t mean it can’t also be used this way.
When designing my recently published game Dragons, I faced a problem already had seen fifteen years before, with Dragons’ Gold. These games have very simple rules, but their scoring system is a « point salad », a system deliberately convoluted so that players cannot assign a precise value to every card or token. I think I did it better this time, because I explained every little scoring rule with a pun. Thematic references in rules can be here just for the fun, but they might also help making sense of a specific rule – and I’m always proud when I can do both at once, joke and rule explanation, like I did it in Dragons, with three copies of the one ring and a balanced diet of cows and sheep.

Proofreading
As a game designer, you should always ask the most literary person among your playtester. As a publisher, you should always hire a professional proofreader, preferably someone who knows a bit about games – though it might be less necessary for English rules than for French ones.

Playtesting rules
A publisher who receives a prototype with unclear or in complete rules will probably discard it at once, or will play it wrongly and miss the point. When there’s only a small ambiguity, he might email or phone the designer if it’s Bruno Cathala or Richard Garfield, or may be even Bruno Faidutti, but he won’t bother with this for some unknown wannabe designer.
I sometimes buy or receive games whose rules I can’t make sense of. These are usually self-published games, often pledged on Kickstarter because they looked fun. I am a professional; if I have troubles understanding the rules, casual gamers will be completely lost. The game has been published, but it’s stillborn since it won’t ever be played, no matter how good it is.
You should playtest not only your game but also your rules before you pitch the game to any publisher. I can’t do it because I usually take part in all the play testing sessions. It’s not a big issue for me since, as I said before, I know I’m quite good at writing rules. On the other hand, I urge every wannabe designer (and publisher) to blindest their rule and listen to critics. It’s the better way to learn how to write clean and complete rules.

Translating rules
English language versions of games usually have much better rules, both technically and grammatically, than French versions. English rules are shorter, cleaner, more consistent, more elegantly written. This is true not only of every American games, but also of most German and even French ones. This is why, even when it’s a bit more expensive (and it’s becoming even worse with the Brexit) I try to buy my new games, especially the relatively complex ones, on English. 
I’ve already dealt with the main reason for this : the English language, with a more precise vocabulary and a simpler syntax, is more suitable for writing rules. Another reason is that American publishers, when translating rules from French, German or any other language, usually hire professional translators.  
Rules are technical texts, translating a rule is technical translation. Unfortunately, there are few specialized French translators, and even fewer proofreaders. Some French publishers either try to do the job in house; others hire a professional translator who doesn’t know anything about games and usually doesn’t even try to play the game ; others ask gamers to do this and pay them with a few copies of the game. The result, often a sentence for sentence, if not word for word, rendering of the original rules is at best inelegant, at worst incomprehensible.  
I am neither a professional translator, nor a proofreader. I am sometimes asked by publishers or by other designers to translate from English to French, or to proofread, their rules. I usually decline, except sometimes for very simple games I really like. I am quite good at writing my own games rules, but I don’t think I would be at writing other designers’ ones. 

I don’t know who wrote the French rules, but they make no sense at all.

Translating my rules
On the other hand, when one of my games needs to be translated from English to French, I usually prefer to do the job myself. I am always shocked when publishers don’t even think of it and spontaneously hire someone else. The result is not always bad, but it sometime does.
Three or four of my games have been published with English rules which had been corrected for grammar but were basically mine, and French ones which were not, which feels a bit absurd. It even becomes embarrassing when these French rules are faulty orbadly written, and players assume that this is my writing style. It recently happened again, and the publisher insists that it is his contractual right to use his own translation – well, may be it is, but it doesn’t make it less stupid. American friends of mine had the exact same disagreeable and humiliating experience with the English language version of games which had been first published in France or Germany. Their rules were translated from English into French, then back from French into English, and they learned about it when it was at the printer. 
I keep forgetting about it because I’m not one to discuss details in contracts, but I should from now on have specified in every publishing contract that if a game of which I have written the rules is ever to be translated into French, I should be the first person asked to do the translation. And if I decline the offer for any reason, I should still give my formal agreement to the final version. 

A few of my games have never been published in French. Venture Angels is available in English, Korean and Farsi, and looking for a French publisher.

Mise en abyme
Reading this article before posting it on my website, I realise it is sometimes redundant. This means I didn’t comply with my own advice. Anyway, this is not a game ruleset, so it doesn’t matter that much.

Konbini

Quand les gens de Konbini m’ont demandé s’ils pouvaient m’interviewer deux heures pour faire une video de 5 minutes, j’ai eu un peu peur qu’ils me fassent dire des bêtises, parce qu’en deux heures on dit toujours une ou deux bêtises. En fait, l’équipe était très sympa, et le résultat est plutôt flatteur et bien vu !
Vous revenez quand vous voulez pour parler licornes.

When the guys at Konbini asked to shoot a two hours interview for a five minutes video, I was a bit wary of being made a fool, because in two hours, one always says two or three stupid things. I was wrong, the team was really nice, and the portrait they made is fun and flattering – but in French only.

Jeux et alcool
Alcool and games

Une partie test de Trollfest, à sortir l’année prochaine.

« Méfiez-vous des gens qui ne boivent pas, ils ont quelque chose à cacher ». Je pensais avoir imaginé cette formule, mais je l’avais sans doute entendu quelque part puisque j’ai découvert cette semaine qu’elle était déjà attribuée, à tort ou à raison, à Baudelaire, Churchill, Staline et Humphrey Bogart, et que c’était aussi un proverbe polonais. Le proverbe latin, In vino veritas, n’est pas très différent. Alors, c’est bien sûr d’abord une jolie formule, mais comme souvent avec les jolies formules et les proverbes, il y a une idée derrière.

Je l’ai postée la semaine dernière sur Facebook et Twitter, comme un conseil professionnel un peu ironique aux auteurs de jeu, et ce qui me semblait un avis de bon sens un peu amusant m’a valu une volée de bois vert – shitstorm en anglais, c’est moins élégant. Le fait que les réactions outragées soient venues exclusivement des États-Unis montre d’ailleurs que j’ai peut être tort en pensant que l’on exagère toujours les différences culturelles. Quoi qu’il en soit, cette phrase a été déformée avec une totale mauvaise foi, pour me faire dire que j’encourageais tout le monde à se saouler régulièrement, ce que je ne fais même pas moi-même ou que je cherchais à affaiblir les personnes avec qui je négociais. Sur les salons, j’évite plutôt les soirées où il y a trop d’alcool, et où en général on ne joue pas, et demandez à mes éditeurs, je suis plutôt arrangeant sur les contrats. Il est aussi assez significatif que tandis que les réactions outragées et délirantes étaient publiques, essentiellement sur twitter, presque tous ceux qui ont exprimé leur soutien l’ont fait par message privé. Cela en dit beaucoup, me semble-t-il, sur l’état actuel du débat public et de la liberté d’expression. Bref, tout cela a été très pénible, mais au moins, je me suis amusé en fouillant mes vieilles photos de tests de jeux pour en trouver avec des bouteilles, et cela n’a pas été bien difficile.

Une partie test d’un jeu dont je ne suis pas sûr d’avoir le droit de parler, à sortir l’année prochaine.

En une quarantaine d’années dans le milieu du jeu de société, j’ai eu très peu de mauvaises expériences avec des éditeurs. Elles se comptent sur les doigts d’une main, et elles ont en commun d’avoir toutes été avec le même type de personnages des petits éditeurs qui se voulaient très « business-business », costume-cravate, propre sur eux, juste sorti d’école de commerce, ni barbe, ni alcool, ni drogue – ou juste un peu de coke, la drogue que je n’aime pas. Avec le recul, je me dis que tous ces gens étaient, comme disent les américains, « creepy », et que j’aurais dû me méfier. La prochaine fois que l’on me propose de discuter affaire à Starbucks – je ne plaisante pas, ça m’est arrivé -, si c’est avec ce genre de type, je ny vais pas.

Test du jeu de Hispster de Sophie et Anna (au fait, il cherche un éditeur).

J’apprécie dans le milieu du jeu de société, le côté léger, informel, amical qui suppose une certaine confiance et un certain laisser aller, un côté vieux hippie qui me va assez bien. J’ai appris à me méfier des gens trop propres sur eux, qui ne fument pas et ne boivent pas. Je les soupçonne toujours de craindre que quelque chose qu’ils préfèrent cacher ne ressorte s’ils perdaient un peu le contrôle d’eux-mêmes. Refuser l’ivresse, c’est refuser de se dévoiler, de se mettre en position de faiblesse, et c’est pour cela que les control-freaks, les escrocs, les avides et tous ceux qui sont recherchés pas la police ne boivent jamais. Les gens cools et confiants n’ont aucune raison de craindre une petite perte de contrôle et peuvent même y prendre plaisir.

Une partie test de Artemis Odissey, la nouvelle version d’Ad Astra, à sortir l’à la fin de l’année. L’alcool pose quand même quelques problèmes avec les prototypes.

Je ne suis pas un ivrogne. Je bois un peu lors des repas, un peu plus dans les soirées jeux et les concerts. Je suis souvent un peu gai en fin de soirée, mais je finis rarement sous la table, essentiellement parce que ma très basse tension provoque des gueules de bois longues et pénibles. Enfin, si, il parait que j’ai récemment joué à Cartographers, je n’en ai aucun souvenir.
Un peu comme la musique, et bien plus que la lecture ou le jeu vidéo, le jeu de société est pour moi un loisir social, qui se marie fort bien avec une dose modérée d’alcool. Une soirée jeux chez moi, c’est un bon repas mijoté, car je suis bon cuisinier, quelques bières et quelques bonnes bouteilles de vin. Je n’ai plus l’âge de la vodka et du whisky, et je le regrette, et je ne m’occupe pas du dessert, qui n’est pas mon truc. Sans le repas, sans la bière, ou sans le vin, je ne sais pas si je continuerai à jouer autant, je préfèrerais sans doute parfois rester seul avec un bon livre.

Test de ce qui est un peu l’ancètre de Dreadful Circus.

Personne n’est obligé de boire. On peut ne pas aimer, ou ne pas pouvoir, et un de ces jours, je devrais sans doute arrêter, ou au moins ralentir. Ce n’est bon ni pour ma santé, ni pour les finances de la sécurité sociale, et je ne suis donc pas choqué le moins du monde de voir régulièrement les taxes sur l’alcool et le tabac augmenter. Je trouve en revanche la condamnation morale de l’ivresse, l’idée aujourd’hui dominante que ceux qui ne boivent pas et ne se droguent pas seraient moralement supérieurs aux autres n’en a pas moins dans son principe quelque chose de religieux qui me semble très inquiétant.

Alcool et tabac ! Nous sommes impurs !

Il y a sans doute un peu de ressentiment dans ma défense de l’alcool, alors même que je ne suis pas un si gros buveur. Les fumeurs subissent déjà depuis une vingtaine d’années une terrible pression sociale et c’est pour cela que, même si je ne fume pas moi-même, je me refuse à ce que les soirées jeux chez moi soient non fumeurs. On ne fume pas dans ma chambre, mais cela n’ira pas plus loin. La même pression sociale, fondée sur la même obsession de la pureté, vise aujourd’hui les buveurs d’alcool, y compris tous ceux, et ils sont l’immense majorité, qui boivent très modérément. Cela m’effraie – rien n’est politiquement plus dangereux que la fascination pour la pureté.

Test de Dreadful Circus, bientôt publié chez Portal. Ignacy ne boit pas, mais Merry boit pour deux.

Mon post était d’ailleurs aussi une réaction à quelqu’un, je ne sais plus qui, qui suggérait que l’alcool soit banni des salons ludiques, comme c’est déjà plus ou moins le cas aux États-Unis. Si on ne peut plus boire dans les soirées jeux, s’il n’y a plus de cocktails sur les stands des éditeurs lors des salons, j’irai avec moins de plaisir et, oui, j’aurai sans doute plus de mal à trouver les bons éditeurs. Et il y au moins un célèbre auteur de jeu, que tout le monde reconnaîtra, qui fait tous les salons avec sa bouteille de whisky dans son sac et qui risque aussi de laisser tomber.

Une partie test d’un jeu débile qui ne sera jamais publié.

Alors, bien sûr j’ai d’excellents amis qui ne boivent pas ou plus, pour diverses raisons, souvent médicales, et je retrouve parfois des bouteilles de coca dans mon frigo – mais cela signifie aussi que cela ne les gêne pas de jouer avec nous. Mais il y a une énorme différence entre la nécessaire prudence vis à vis de l’excès d’alcool ou de toute autre drogue, et une condamnation de principe, aussi immorale que moralisatrice.

OK, là on a peut-être un peu exagéré !

Playtesting Trollfest, to be published next year.

« Be wary of people who don’t drink, they have something to hide ». I thought I had coined this sentence, but I probably had heard it somewhere, since I’ve found out this week that it was a quote attributed, wrongly or rightly, to Baudelaire, Churchill, Stalin and Humphrey Bogart, as well as a Polish proverb. The same idea is in the latin proverb, In vino veritas. As often with popular wisdom, it’s a clever formula but there is also some truth to it.

I posted it last week on Facebook and Twitter, as a tongue in cheek business advice for game designers and, what I thought was a humorous and half good sense advice caused a real shitstorm of outraged reactions. The fact that these came exclusively from the US means, by the way, that I might be wrong in thinking we always vastly exaggerate cultural differences. Anyway, the sentence was distorted, in total bad faith, as if drinking meant getting drunk, to suggest I was urging everyone to get drunk, something I rarely do myself, or even that I was suggesting to discuss business while drunk and trying to weaken the people I was doing business with. At game fairs, I avoid the parties where there is too much alcohol, and usually no gaming, I‘ve probably never had a business discussion while really drunk, and ask my publishers, I’m definitely not the most difficult guy to discuss with when it comes to contracts. An interesting point is that while all the vehement and sometimes delirious critics I received were public, mostly on twitter, almost all of the many people who expressed their support all did it by private message – I let you realize what it means about the reality of constructive debate and free speech. Anyway, it was really painful, but at least I had fun afterwards looking for playtesting pictures with wine bottles on my phone – and it wasn’t that hard.

Playtesting a game I’m not supposed to talk yet, to be published next year.

I’ve been in the boardgame business for forty years, and I’ve had very few bad experiences with publishers, may be three or four. They were all by the same type of character, young guys who wanted to be and looked very businesslike, wearing white shirt, suit and necktie, no beard, no drugs, no alcohol – or may be just a bit of coke, the drug I most dislike. With some hindsight, I realize these guys were creepy from the beginning, and I should have been careful. Next time I’m asked to join a business meeting at Starbucks – I’m not joking, it happened – if it’s with that kind of guy, I’m just not going.

Playtesting Sophie and Anna’s Hipsters game (which, btw, is looking for a publisher).

What I appreciate in the gaming business is a certain lightness, informality, friendship, which is only possible with some level of trust and letting go, an « old hippie » feel. I’ve learned to be wary of people who look too clean, don’t smoke, don’t drink. I indeed often suspect they are afraid something they’d rather keep hidden might be revealed if they loose control of themselves. Refusing drunkenness (in the French meaning of ivresse, which means light drunkenness, like Germans, we have no word for complete drunkenness, only an adjective, saoul), it is refusing to reveal oneself, to place oneself in a weak position, and that’s why control-freaks, crooks, greedy people and people wanted by the police never drink. Cool and trustful people don’t mind being exposed a bit, and may even enjoy it.

Playtesting Artemis Odissey, the new version of Ad Astra, to be published at the end of the year. Alcohol can sometimes interefere with playtesting.

I’m definitely not a drunkard. I drink wine or beer with meals, a bit more during games nights and at concert. I’m often a bit light-headed and cheerful at the end of the night, but I don’t roll under the table, if only because I know my low blood pressure causes long and harmful hangovers. Well, yes, I’ve been told I recently played Cartographers and don’t remember anything of it.
Like music, and much more than reading or video games, I also view boardgaming a social activity, which goes very well with a moderate dose of alcohol. A gaming night at my home is a good meal, because I’m a good cook and love cooking, with a few bottles of beer or wine. I’m now too old for whisky and vodka, but I regret it, and I let other take care of dessert, which is not my thing. If I had to give up the beer and wine, I’m not sure I would keep on holding that many gaming nights, I’d likely often prefer to stay alone with a good book.

Playtesting Dreadful Circus, to be published soon by Portal. Ignacy doesn’t drink, but Merry drinks for two.

Noone is ever forced to drink. Some people don’t like it, or cannot for medical reason, and I bet one of these days I will have to stop, or at least to slow down. Nevertheless, the fashionable idea that people who don’t drink and don’t do any drug are morally superior to others is wrong and disturbing.
There is some resent in me defending alcohol while I don’t drink that much. I’ve witnessed, among other with my father, the terrible social pressure put since more or less twenty years on smokers and that’s why, even when I don’t smoke, I don’t want my home and my gaming nights to become no-smoking. My sleeping room is, it’s largely enough. The same social pressure, based on an obsession for purity, is now targeting all people who drink alcohol, even the large majority who drink carefully and moderately. I’m afraid, because nothing is politically more dangerous than the fascination for purity.

My favorite homemade Codenames variant. I’m not sure we could have had the idea without some wine first. There’s a kid but, look, but look, there’s also a bottle of sparkling water.


My post was indeed a reaction to someone, I don’t know whom, who suggested that alcohol should be banned from game fairs, as it is more or less the case in the US. If we cannot drink when playing at night, if there’s no more publishers cocktails, I would have much less fun attending game fairs, and, yes, I would have a harder time spotting the right publishers. And I know at least one famous game designer who always carries his bottle of whisky and might have a harder time than I.

Playtesting a stupid game which will never be published.

This being said, some of my best friends are teatotallers, for various reasons, taste or health problems, and I sometimes find the odd bottle of coke in my fridge – but this also means they don’t mind playing with us. But there’s a big difference between being careful of excess of alcohol, or of any drug, and a principled condemnation which is both immoral and moralizing.

See you next year in Etourvy !

La “théorie des jeux”
“Game Theory”

Deux idées fausses sur les jeux de société, et sur le jeu en général, souvent défendues par les mêmes personnes, dont bon nombre de joueurs et d’auteurs de jeux, me semblent revenir à la mode, et cela m’énerve un peu. Ces idées sont d’une part que les jeux auraient ou devraient nécessairement avoir une utilité socio-politique ou pédagogique, et d’autre part qu’ils auraient partie liée avec les mathématiques.

Je passerai rapidement sur le premier point, que j’ai souvent développé ici. Je suis sans doute plus politique, et parle plus souvent de politique, que la plupart des auteurs de jeux. Mais lorsque je joue, ce n’est pas pour comprendre ou transformer le monde, c’est pour m’en échapper quelque temps, comme lorsque je lis un roman ou vais à un concert, et pour prendre du plaisir avec des amis avec qui je n’ai pas nécessairement envie de parler de politique. Un jeu avec un message, c’est comme un roman avec un message – parfois ça marche, surtout quand il y a un peu d’humour pour faire passer, mais la plupart du temps c’est assez lourdingue.

Je voudrais parler un peu plus aujourd’hui de la théorie selon laquelle les jeux relèveraient de l’analyse mathématique, théorie qui sans doute est à la fois vraie et fausse.

Le monde réel a très certainement une structure rationnelle. Les jeux étant des petits mondes infiniment plus simples que la réalité, ils en ont une aussi, plus simple et donc plus compréhensible. Il reste que, dans l’état actuel de nos connaissances, cette structure n’est parfaitement réductible à un modèle mathématique que pour un petit nombre de jeux, essentiellement ceux fondés sur la stratégie ou les probabilités. Avec les jeux de rôles, les jeux d’ambiance, les jeux de mots ou de lettres, et même dans une moindre mesure les jeux de bluff, cela ne fonctionne pas vraiment. Du coup, les théoriciens du jeu mathématique oublient ces catégories, ou les disqualifient comme n’étant pas vraiment des jeux, ce qui va clairement à l’encontre de l’expérience quotidienne des joueurs. Nombre de jeux sont plein de chiffres, sur les cartes ou sur les dés, mais beaucoup n’en ont aucun. Il n’y en a pas, par exemple, sur les cartes des Loups Garous ou de Just One. Et même dans les jeux les plus formalisés, Azul ou The Crew par exemple, le modèle mathématique est bien incapable de saisir ce qui fait que l’on a affaire à un jeu et non à un problème de maths, et que l’on en tire donc un plaisir totalement différent.

J’en veux un peu aux mathématiciens qui, dans les années quarante, ont baptisé « théorie des jeux » un ensemble de modèles mathématiques qui, s’ils peuvent s’appliquer à certains jeux, s’appliquent tout aussi bien à de nombreux domaines de la politique, de l’économie ou de la physique. Je suis prof de sociologie et d’économie en lycée. Chaque fois que je dis que je crée des jeux, l’administration me parle de jeux pédagogiques, auxquels je suis hostile et qui de toute façon sont presque toujours à la fois de mauvais jeux et de très mauvais outils pédagogiques. Les profs de maths, eux, me branchent sur la théorie des jeux et je dois leur expliquer que c’est un domaine auquel je m’intéresse un peu, mais qui n’a pas de lien particulier avec le jeu et devrait sans doute s’appeler « théorie des choix rationnels en environnement incertain », ou quelque chose comme ça, même si c’est un peu plus long. Et les environnements incertains, ce n’est pas ce qui manque en ce moment, et pas seulement dans les jeux.

J’ai parfois utilisé la théorie des jeux dans mes créations. Terra est bâti sur le paradoxe du passager clandestin, Dolorès sur le dilemme du prisonnier, mais ces outils servent autant, voire plus, dans bien d’autres domaines qui n’ont rien à voir avec le jeu. J’ai parfois besoin de faire un peu de probabilités ou de dénombrement pour équilibrer un jeu de cartes ou de dés, mais jamais rien qui aille au delà des programmes de maths de lycée. Et puis si j’utilise un peu de maths, j’utilise aussi un peu de linguistique, un peu d’histoire, un peu d’imagination, un peu de tout en fait. De ce point de vue, concevoir un jeu, et même un jeu plein de dés, de jetons et de cartes numérotées, s’apparente bien plus à la rédaction d’un article qu’à la résolution d’un problème de maths.

Il y a certes des maths dans les jeux, mais il n’y en a proportionnellement pas beaucoup plus que dans la vraie vie. Il y a certes des maths dans les jeux, mais il y aussi plein d’autres choses qui ne peuvent pas s’y ramener. Il y a des auteurs de jeux qui sont au départ des scientifiques, comme Bruno Cathala, il y en a d’autres comme moi qui sont des littéraires. Vouloir ramener le jeu aux mathématiques, c’est se méprendre sur le jeu, qui est moins rationnel qu’on ne le croit, et peut-être aussi sur la réalité, qui est plus rationnelle qu’on ne le croit.


Two misconceptions about boardgames, and about games in general, are often stated by the same people, among which many gamers and some game designers. They seem to be back in fashion, and I don’t like it. The first one is that games should have a socio-political impact, or at least some pedagogical utility. The second is that games are mostly about maths.

I won’t be long on the first point, I’ve already written about it a few times here. I’m probably more political, and write more about politics, than most game designers. When I play, however, it is not to change the world, it is not even to understand it, it is to escape from it for a while, like when I read a book or go to a concert, and to have fun with friends with whom I don’t necessarily want to discuss politics. Games with a message are like novels with a message, they sometimes work, especially when there’s some humor to sweeten the pill, but most times they feel just heavy and boring.

Today’s topic is more the idea that games are a matter of mathematics, a theory which is both true and false.

The real world certainly has some rational structure. Games being smaller and simpler worlds, they also have one, and one that is much easier to observe and understand. The problem is that this structure can be reduced to a mathematical model only in some very specific cases, mostly game of pure strategy and games based on probabilities. It can’t be done with role playing games, larps, party games, word games and even bluffing games. As a result, mathematicians disqualify them as « not really games », which clearly goes against every gamer’s daily experience. Many games have numbers on dice or cards, but many also don’t. There’s not a single number on the cards of Werewolves or Just One. Even with extremely formalized games, such as Azul or The Crew, the mathematical model cannot grasp what makes them games and not math problems, and why the pleasure we get from them is completely different.

I resent mathematicians who, in the forties, decided to call « game theory » a corpus of mathematical models which can be applied to some games, but also to a bunch of other domains, such as politics, economics or physics. I’m teaching sociology and economics in high school. Every time I tell I’m designing boardgames, the school management asks me about games as teaching tools, which are usually not really games and terrible teaching tools. Math teachers then tell me about « game theory » and I have to explain that while I’m quite interested in it, it doesn’t have any specific relations with actual games. This theory should probably have been called « theory of rational choices in an uncertain environment », or something like this, even when it’s a bit longer. And uncertain environments are everywhere these days.

I’ve sometimes used game theory in my designs. Terra is built on the free rider paradox, H.M.S Dolores on the prisoner’s dilemma, but these theoretical tools can be used as well in many situations which have nothing to do with gaming. I sometimes use some maths to balance a game, usually costing and probabilities, but never needed anything above high school level. And I also use some linguistics, history, imagination, a bit of everything. Designing a game, even a game using dice, chips or numbered cards, feels more like writing a dissertation than like solving a math problem.

There are some maths in games, but the proportion is probably only slightly higher than in real life. There are some maths in games, but there are also tons of things which cannot be reduced to maths. Some game designers are math heads, like Bruno Cathala, some have a literary background, like me. Reducing games to maths is wrong about games, which are less rational than we think, and may be also wrong about reality, which is more rational than we think.

Streamlining

Lorsque, au début années quatre-vingt-dix, sont arrivés en force les jeux de société « à l’allemande », l’un des points qui les différenciait de ce que l’on pourrait appeler la première vague des jeux contemporains, essentiellement anglo-saxonne et très ancrée dans la simulation, était une relative simplicité et un côté à demi abstrait. La fraicheur des Colons de Catan par rapport aux nombreux jeux de développement, souvent spatial, des années quatre vingt, ou même dix ans plus tard des Aventuriers du Rail par rapport aux jeux de train à l’américaine, venait d’une certaine légèreté de leurs règles. Les auteurs avaient enfin appris à se retenir, à ne pas ajouter au jeu tout ce qui leur passait par la tête, à ne rajouter une carte, un effet, une règle que si cela apportait quelque chose de plus au plaisir et à la tension du jeu sans pour autant trop compliquer les choses.

Cette époque là est loin d’être terminée, et de nombreux auteurs, dont je suis, font toujours attention à ne pas compliquer inutilement les choses. Deux raisons font cependant que l’on recommence à voir apparaître de très bons jeux qui ont un peu trop de règles, parfois qualifiés par les américains de « surdéveloppés » (overdevelopped), mais qui sont parfois aussi « underdevelopped » tant le développement et la mise au point d’un jeu consiste souvent à enlever tout ce qui ne sert pas à grand-chose.

Je n’ai pas joué à tellement de nouveaux jeux ces deux derniers mois, mais il en est deux que j’ai beaucoup apprécié mais qui me semblent souffrir de ce problème. Je suis convaincu que ces deux excellents jeux auraient été encore meilleurs avec quelques éléments en moins.
Le premier est The Artemis Project, De Daryl Chow et Daniel Rocchi, un jeu de placement d’ouvrier assez classique, mais très fluide et très agréable à jouer, qui mériterait le même succès qu’Architects of the West Kingdom. Il y a juste un truc qui ne sert à rien, ou en tout cas qui est démesurément esuré complexe par rapport à son intérêt ludique, les micro-pouvoirs des colons placés au camp de base. Ils se ressemblent tous, et le jeu est beaucoup plus fluide sans – mais bon, ce n’est pas trop grave, on les oublie vite.
Le second est Unicorn Fever, de Lorenzo Silva et Lorenzo Tucci Sorentino. C’est un jeu de course et de paris, un genre que j’apprécie, superbement édité et construit autour de mécanismes originaux et astucieux. Le problème est que sur un mécanisme très sympathique ont été ajoutées de trop nombreuses cartes, contrat, magie et licorne, aux effets intéressants mais microscopiques, trop nombreux et souvent un peu complexes.

The Artemis Project et Unicorn Fever restent deux excellents jeux que je recommande vivement, mais je suis convaincu qu’ils auraient pu être meilleurs, et rencontrer un bien plus large public, avec quelques trucs en moins. Il y a dix ans, ils seraient sans doute sortis sans éléments superflus et règles inutiles.

L’une des explications de cette évolution, assez évidente, tient à Kickstarter. Ces deux jeux, je crois, ont été comme bien d’autres publiés grâce au financement participatif. Or la logique de Kickstarter et de ses « stretch goals » conduit à toujours promettre d’ajouter aux règles et au matériel du jeu des “trucs en plus” si un certain niveau de financement est atteint, alors que le véritable développement d’un jeu consiste souvent, à l’inverse, à jouer suffisamment pour voir ce que l’on peut enlever sans appauvrir le jeu. Comme il est bien difficile de promettre de supprimer des règles ou du matériel si la souscription remporte un certain succès, je pense que les éditeurs utilisant kickstarter devraient se contenter de promettre du matériel de meilleure qualité, mais éviter de promettre des cartes ou des règles en plus – après tout, si ces cartes et ces règles étaient vraiment intéressants, ils seraient déjà dans le jeu de base.

Kickstarter ne suffit cependant pas à tout expliquer, car cette tendance se retrouve aussi, certes plus rarement, dans des jeux qui sont passés d’emblée par les circuits commerciaux traditionnels. Je vais prendre en exemple, là encore, un jeu que j’apprécie beaucoup, Mysterium, le premier à être parvenu à ajouter un élément narratif au principe de Dixit. Lorsqu’un éditeur français a adapté pour le monde entier un jeu qui n’était jusque là sorti qu’en Ukraine et en Pologne, il y a fait quelques modifications, dont la principale fut d’ajouter une système de score individuel qui ne sert absolument à rien et alourdit sensiblement le jeu. L’éditeur a peut-être réalisé son erreur après coup puisque Mysterium Park, qui sort ces jours-ci et que je n’ai pas encore vu, semble être une version allégée et donc mieux développée de Mysterium. Enfin, j’espère qu’ils ne sont pas allés trop loin dans la direction opposée, c’est aussi un piège.

Il y a donc une autre explication, plus générale, qui tient à l’évolution du public des joueurs et, surtout, de l’entourage des auteurs et des éditeurs. Lorsque le jeu de société était encore un loisir culturel assez marginal, les tests et la mise au point du jeu se faisaient, par la force des choses, avec des gens qui n’étaient pas des spécialistes, qui ne connaissaient pas tout, la famille ou les amis de l’auteur, ou des joueurs venus du jeu de rôle, alors plus populaire. Ce public tendait à aller doit au but, à favoriser les systèmes les plus simples. Aujourd’hui, tout ce travail de développement se fait de plus en plus avec des joueurs expérimentés, parfois des professionnels ou des semi-professionnels, voire avec d’autres auteurs, donc avec un public que ne gêne pas vraiment une complexité dont il n’a souvent même pas conscience, et qui peut même à l’occasion suggérer tel ou tel ajout.
Il y a de la place sur le marché pour des jeux complexes, et pour d’autres qui le sont moins, mais j’aimerais que les auteurs et les éditeurs, et surtout ceux qui passent par kickstarter, réalisent que la meilleure version d’un jeu est rarement la plus riche et la plus sophistiquée. Le principe même du jeu est d’être plus simple que la réalité, et si développer un jeu, c’est parfois y ajouter des éléments, c’est parfois aussi en enlever. Les anglo-saxons ont un verbe très imagé qui exprime parfaitement cette idée, to streamline, qui comme souvent n’a pas vraiment d’équivalent français.



When « german style” boardgames arrived in the early nineties, their main difference with the first wave of modern boardgames, American style games heavy on simulation, was their relative simplicity and abstractness. What made Settlers of Catan fresh when compared with older development games, usually in space, and what a few years later made Ticket to Ride more exciting than US train games, was their relatively light rules. For the first time, game designers were not let loose, and considered adding a card, a rule, an effect, only when it really added more to the gaming pleasure than to the game’s complexity.

It’s still mostly true and most game designers, including me, are still very careful not to make things unnecessarily complex. Unfortunately, there are also more and more good games which are sometimes called « overdevelopped » but which are often, in face, « underdeveloped », since developing a game is mostly streamlining it, keeping everything useful but removing all the unnecessary stuff.

I didn’t play that many new games these last months, but there are two I really enjoyed, but which I also think could have been even better with some elements removed.

The first one is Daryl Chow’s & Daniel Rocchi’s The Artemis Project, a relatively classic, fluid and very enjoyable worker placement, which deserves to get the same success as, say, Architects of the West Kingdom. There’s just one thing in the game which is supererogatory, the micro-abilities of workers placed in the base camp. They feel similar one with another, and don’t add any real interest to the game. the game is more fluid without, and as a result we forget them when playing – so why put them in the rules ?
The second game is Lorenzo Silva and Lorenzo Tucci Sorentino’s Unicorn Fever. It’s a betting race game, a style I like and which deserves a better recognition, gorgeously published and based on a few clever systems. The problem is that on a really exciting basis have been added layers of unnecessary card effects, contract cards, magic cards, unicorn cards, which makes for too many interesting but microscopic effects.

Both The Artemis Project and Unicorn Fever are already outstanding games, but I’m convinced they could have been even better, and find more players, with a few rules and elements removed. Ten years ago, they would probably have been published without them.

One of the reasons for this is, obviously, Kickstarter. These two games have both been published through crowdfunding. Unfortunately, the logic of Kickstarter’s stretch goals is to always promise more rules and more components once a given funding level has been reached, when a game’s real development often consists in playing and playing gaian to check what can be removed without weakening the game. Since it’s probably counter-intuitive to promise the removal of elements if a game is successful, may be publishers of modern games, and especially eurogames, should only promise better components, but not extra rules and stuff, as stretch goals. After all, if these extra elements were that good, they would already be in the basic game.

Kickstarter is not the only reason. This trend also affects, though to a lesser extent, games published through traditional distribution channels. A good example is a game I really enjoy, Mysterium, which manages to add real storytelling to the Dixit system. When a French publisher decided to adapt for the whole world a game which was so far available only in Ukraine and Poland, they made a few changes, the most notable one being to add a convoluted and totally unnecessary individual scoring system, which slows the game without adding any interest. They realized their error later, and it seems that the new Mysterium Park, to be released in the coming weeks, is a streamlined and better developed version of the game. I’ve not seen it yet, and I hope it didn’t go too far in the opposite direction, it can also happen.

There’s another and more global explanation. When games was still a relatively marginal cultural activity, play testing and developing games was made by and with people who were not real specialists, who didn’t know everything – mostly the designer’s friends or family, or people coming from role playing games. These people tended to go straight to the point and to favor relatively simple systems. Nowadays, this is made with « experienced gamers », sometimes pro or semi-pro gamers, or even fellow game designers. The problem with geeks is that they are not really troubled by complexity in games, they don’t even notice it any more, and some relish in suggesting this or that addition.
The market is now big enough to accommodate various game styles, some complex and some less, but it seems to me that many designers, developers and publishers, and especially those who go through kickstarter, are forgetting that the best version of a game is not necessarily the one with the most stuff in it. The very point of playing games is to enter a world which is much simpler than reality, and developing a game means sometimes adding stuff, sometimes removing stuff – it’s streamlining, an english verb I like a lot because it has has no equivalent in French.

Quelques nouvelles
Some news

Quelques uns se sont inquiétés que je n’aie pas mis ce site à jour depuis bien longtemps. Je les rassure, je vais très bien, je fais attention, je reste chez moi, et je ne suis pas malade. Quelques amis le sont.

Si je n’ai rien posté ici depuis longtemps c’est parce que j’ai mis le jeu et le monde ludique un peu de côté. Je n’apprécie pas trop le jeu en ligne et, malheureusement, je ne pense pas qu’il convienne bien à mes créations, tant j’apprécie de plus en plus les jeux om l’on doit regarder ses adversaires dans les yeux.

Du coup, comme beaucoup je crois, je me suis mis à écrire. J’ai repris ma thèse d’histoire sur les licornes, vieille de presque vingt-cinq ans. Mon idée l’originelle était de tailler dans le gras, de mettre un peu à jour ici ou là, et d’en faire un joli livre moins académique, mais néanmoins sérieux et documenté, à mi-chemin entre essai et livre d’art.
J’ai rapidement découvert à quel point l’accès aux sources était devenu plus facile. Des manuscrits médiévaux dont je n’étais pas parvenu à obtenir des photos, des revues victoriennes que je voulais feuilleter mais qui n’étaient visibles qu’à Oxford, voire à Bombay, tout cela était désormais accessible en ligne d’un simple clic. Du coup, j’ai repris les recherches et ai passé des journées entières sur les sites de la BN, de la Bodléienne et de la British Library, et en même temps que je supprimais les passages redondants et ennuyeux, j’en ajoutais de nouveau sur des sujets que je n’avais que peu ou mal exploré. Je suis encore assez loin d’avoir fini, mais je commence à en voir le bout.

Côté jeux, donc, pas grand chose. Une mauvaise nouvelle, un grand éditeur que j’aime beaucoup a annulé une grande partie de ses sorties prévues, et a renoncé à publier un de mes jeux, peut-être ma création préférée, pour lequel nous avions signé il y a presque deux ans. Tout s’est passé de manière très sympathique, et j’ai conservé une avance tout à fait correcte, mais j’ai imprimé quelques prototypes et cherche maintenant un nouvel éditeur. C’est un jeu d’enchères et de bluff assez méchant, aux mécanismes extrêmement originaux, pour 4 à 8 joueurs et avec pas mal de matériel. Je l’ai déjà proposé à trois ou quatre éditeurs avec lesquels j’ai vraiment envie de travailler, mais s’ils répondent non, je prospecterai les autres. SI vous êtes éventuellement intéressé, envoyez-moi un mail.

Sinon, la raison pour laquelle j’écris ce post, et la raison pour laquelle il y tout en haut une bannière de Citadelles, c’est qu’Asmodée vient de mettre en ligne une version light de Citadelles, avec juste les neuf personnages de base et une sélection de quartiers spéciaux, à télécharger et à jouer chez vous avant, éventuellement, de décider d’acheter la boite. C’est disponible dans plein de langues, ici.


I didn’t update this website for quite long, and got a few worried emails. Be reassured, I’m well, I’m cautious, I stay home and I’m not ill. A few of my friends are.

The reason I didn’t post anything here for quite long is that I’ve set games aside for a few weeks. I don’t like online gaming that much and, unfirtunately, I’m afraid my creations are not the kind of game one can easily playtest without looking fellow players directly in the eyes.

Like many people I know, I started writing. I went back to my twenty-five years old PhD thesis about unicorns. The original idea was to remove some of the academic fat, update a bit, and make something lighter, half essay, half art book. I soon found out that research is now much easier than in the nineties. Medieval manuscripts which I could not see, and not even get a picture of, are now viewable online, as well as victorian magazines which could only be read in Oxford, if not in Bombay. As reasult, I dove back into research and spent whole days on the webistes of the French National Library, the British Library, the Bodleian and a few other ones. And while I indeed removed a few boring or redundant pages, I also added several lighter ones on topics I had not or very superficacilly considered. I’m starting to see the end of it, but it’s far from finished yet.

Nothing new with games, except a bad news. A major publisher I really liked trimmed down its program and cancelled a game of mine, may be my favorite design ever, for which we had signed two years ago. Everything went smoothly, and I keep a confortable advance, but I printed a few new prototypes and I’m now looking for a new publisher. It’s a four to eight players auction and bluffing game, with extremely original game systems. I’ve already contacted for publishers I really like and I really would like to work with, but if they decline the offer, I will look elsewhere. So, if you may be interested, drop me a mail.

Last with the reason why there’s a Citadels banner at the top of this post. Asmodee just put online, in several languages, a trimmed down print-and-play version of Citadels, with one set of characters and a selection of buildings. You can download it here, print it, play it, and may be later buy the boxed game.

Une modeste année ludique
A Modest Gaming Year

2019 a été pour moi une année relativement modeste, avec seulement trois jeux publiés. Le Petit Poucet, avec Anja Wrede, sera le tout dernier de la belle série des Contes et Jeux, chez Purple Brain. Tonari, joliment édité par IDW, est une remise au goût du jour d’une vieille idée d’Alex Randolph. Animocrazy est une nouvelle version de Democrazy, publié par un éditeur de Hong Kong, Jolly Thinkers, dans une édition bilingue anglais-chinois  Si les trois ont eu de bonnes critiques, je n’ai pas l’impression qu’ils soient de grands succès commerciaux.

Si tout se passe comme prévu, 2020 devrait être bien plus riche en nouveautés, avec une petite dizaine de jeux dans les tuyaux, même s’il est probable que quelques uns finiront, comme toujours, par prendre un peu de retard. 

Les premiers arrivés seront tous de petits jeux de cartes, mais dans des styles bien différents. Dans Vintage, illustré par Pilgrim Hogdson et publié chez Matagot, les joueurs collectionnent, et à l’occasion volent, des objets des années 50, 60 et 70. Dans Poisons, conçu avec Chris Darsaklis, illustré par Marion Arbona et publié chez Ankama, les joueurs sont des nobles attablés à un banquet et désireux de boire le plus possible sans se faire empoisonner. Dans Stolen Paintings, chez Gryphon Games, ils sont voleurs d’œuvre d’arts ou détectives tentant de les retrouver. Dans Gold River, version revisitée de La Fièvre de l’Or, ce sont des chercheurs d’or durant la ruée vers l’ouest. Dans Vabanque, un très vieux jeu conçu avec Leo Colovini qui n’avait jusqu’ici été publié qu’en allemand et en japonais, ils jouent, bluffent et trichent un peu au casino. Dans Reigns – The Council, avec Hervé Marly, l’un d’entre eux est le roi, les autres sont des courtisans s’efforçant, comme dans le jeu sur téléphone, d’influencer les décisions. Maracas, avec le même Hervé Marly, est un jeu qui se joue avec une maracas – vous devriez deviner aisément qui est l’éditeur en regardant la photo.

Je n’ose plus donner de date pour Ménestrels, conçu avec Sandra Pietrini et joliment illustré par David Cochard, dont, après quelques années de retard, j’attendais la sortie en 2019. L’éditeur rencontre quelques difficultés, mais j’espère que le jeu finira par arriver – et si ce n’est pas le cas, on lui cherchera un nouvel éditeur.

La fin de l’année, si tout va bien, devrait voir arriver des projets plus ambitieux et plus inhabituels, et même une ou deux grosses boites de jeu comme je n’en ai plus publié depuis quelques temps, avec des vampires, des nains et des trolls, de l’or, des pierres précieuses et du métal. Mais ça, je vous en parlerai plus tard.

 

J’espère que, dans un marché un peu encombré, mes nouvelles créations vont se vendre un peu car, confronté à l’immense gâchis (pour parler poliment) de la réforme du lycée, j’envisage  de plus en plus sérieusement, et un peu lâchement, de déserter l’éducation nationale. Si j’ai commencé l’enseignement un peu par hasard, c’est devenu une passion, mais cela ne peut en rester une que si je peux faire mon métier de prof honnêtement, c’est à dire enseigner des programmes qui ont du sens, dans des conditions correctes, et avec un minimum de liberté pédagogique. Tout cela ne va clairement plus être possible dans le cadre de la nouvelle organisation du lycée et du baccalauréat, qui brise en outre les solidarités entre enseignants et entre élèves auxquelles j’étais très attaché. Face à une réforme qui est au mieux un mélange absurde d’incompétence, d’improvisation et d’autoritarisme, au pire une stratégie délibérée d’humiliation et de précarisation subjective des enseignants, des élèves et des personnels de direction, beaucoup de profs sont désespérés et rêvent de s’en aller. Je suis l’un des rares à pouvoir se le permettre.

Abandonner l’enseignement impliquerait aussi de ne plus me consacrer qu’au jeu. Financièrement, ce ne devrait pas être un problème à court terme, même si je continue à penser que le marché du jeu a connu, ces dernières années, une croissance sinon artificielle, du moins trop rapide pour être durable. Entre la surproduction et la concurrence accrue, qu’elle soit en boutique et sur kickstarter, et des modes dans lesquelles je ne me reconnais pas toujours, je ne suis cependant pas certain d’être très à l’aise si j’essaie de m’impliquer plus avant dans le monde de l’édition… mais qui sait ! L’éducation m’apportait jusqu’ici un certain confort moral, le sentiment de faire un boulot qui a du sens, un boulot socialement utile, quand la caractéristique fondamentale du jeu, et celle qui fait tout son charme, est qu’il ne sert absolument à rien – mais il est vrai que c’est justement la perte programmée de ce sens qui me fait songer à quitter l’enseignement.

À propos des modes et tendances qui m’énervent un peu…. Je ne suis pas résolument hostile à Kickstarter, je suis même plutôt bon client et pense que cela va rester, mais je n’aime pas, quand l’un de mes jeux s’y retrouve, devoir faire la promotion de la campagne sur twitter et Facebook de manière un peu trop appuyée. Les jeux hybrides me semblent plus souvent le cul entre deux chaises que le meilleur des deux mondes, même si cela va peut-être s’arranger. Alors même que, dans les années quatre-vingt, j’avais bien aimé les livres dont vous êtes le héros, les Escape game en boîte (et ceux en vrai aussi) me font plus l’effet de casse-tête que de jeux de société. Les jeux Legacy demandent bien trop de temps et de régularité pour que j’y joue, bien trop de temps et de travail pour que j’essaie d’en concevoir. Pour compenser cela, Horrified et Pandemic – Fall of Rome m’ont un peu réconcilié avec les jeux coopératifs.

Si je râle un peu contre quelques modes, je constate cependant qu’il n’y a jamais eu autant non seulement de nouveaux jeux, mais surtout de bons voire d’excellents jeux publiés. Voici donc un petit choix parmi mes découvertes de cette année – mais il y a sans doute des jeux tout aussi bons, voire meilleurs, parmi tous ceux auxquels je n’ai pas joué.

Mr Face de Jun Sasaki et Selfie Safari de David Cicurel sont deux petits jeux d’ambiance sur les visages, aussi idiots que rigolos, et qui marchent toujours. Le second est d’ailleurs un jeu hybride, chaque joueur ayant besoin d’un téléphone, ce qui montre que je n’y suis pas totalement réfractaire. De la cafetière viennent deux autres petits jeux d’ambiance rigolos, Super Cats et Ninja Academy, j’ai même remporté un petit concours où il fallait imaginer une carte d’extension pour ce dernier. La même équipe, ou à peu près, a conçu le plus sérieux mais encore assez rapide Draftosaurus. Oriflamme, de Adrien et Axel Hesling, a tout d’un jeu de Bruno Faidutti, avec ses cartes tantôt cachées, tantôt visibles, et qui parfois se déplacent.  Die Quacksalber von Quedlinburg, de Wolfgang Warsch – Les Charlatans de Beaucastel en français – est un excellent jeu familial à l’allemande, qui mêle agréablement chance, prise de risque et planification – pour les pros, c’est du « bag building ». Flick of Faith, de Paweł Stobiecki, Jan Truchanowicz and Łukasz Włodarczyk, est un adorable jeu de pichenettes et de majorité avec votes et pouvoirs spéciaux, mélange improbable mais léger et très réussi. Scorpius Freighter, de Mathew Dunstan et David Short, est un jeu de pick-up and deliver particulièrement chafouin, pour utiliser un adjectif cher à l’autre Bruno, et malheureusement passé totalement inaperçu. Il fallait un jeu japonais dans la liste, c’est Master of Respect, de Kentaro Yazawa, un très dynamique et très mignon jeu de gestion d’une école d’arts martiaux – pourquoi pas ! Hadara, de Benjamin Schwer, est tellement fluide, bien conçu et bien édité qu’il m’a réconcilié avec un genre que je n’appréciais plus guère, les jeux de gestion de ressources allemands un peu froids et abstraits. Res Arcana, de Tom Lehmann, m’a quant à lui réconcilié avec les jeux de cartes à combinaisons tarabiscotées, même s’il reste un peu trop technique pour mon goût. Dans la même catégorie, mais bien plus légers quand même, j’ai aussi beaucoup aimé Abyss Conspiracy, de Bruno Cathala et Charles Chevallier, même si je n’en comprends ni le thème, ni le graphisme, ainsi que Nine, de Gary Kim. Horrified, de Prospero Hall, très américain, un peu baroque et pas trop au sérieux, est un jeu de coopération très agréable, même pour ceux qui, comme moi, n’apprécient pas trop le genre. Je ne pratique pas non plus beaucoup les jeux à deux, mais j’ai vraiment adoré Nagaraja, de Bruno Cathala et Théo Rivière, beaucoup plus agressif qu’il n’en a l’air.

La fréquentation de ce blog baissait depuis quelques années, et était passé en 2018 sous les 300 visiteurs par jour. En 2019, avec une actualité personnelle pourtant moins fournie, les visites sont redevenues plus nombreuses, ce qui m’encourage à continuer à écrire ici. Le nouvel article le plus visité a été celui sur la scène ludique iranienne, Jouer à Téhéran. Viennent ensuite un article déjà ancien, Décoloniser Catan, puis la présentation de mon jeu Kamasutra – mais dans ce dernier cas, je soupçonne des moteurs de recherche facétieux.

Ceci était la première et la dernière fois que je formatais et postais un article de blog entièrement sur mon ipad. C’est sûrement plein de fautes, et j’espère que c’est lisible sur un ordinateur….


2019 has been a modestly productive year for me, with only three games published. Lost in the Woods, designed with Anja Wrede, is the very last in the Purple Brain’s Tales and Games series. Tonari, gorgeously published by IDW, develops an older Alex Randolph’s design. Animocrazy is new version of Democrazy, in a bilingual Chinese / English edition by Hong Kong publisher Jolly Thinkers. All three got good reviews, but I don’t think they’ve been real hits so far.

If everything works as scheduled, I should have many more new designs in 2020, about ten, even when, as usual, a few ones will certainly be delayed. First will come several light games, in very different styles. In Vintage, published by Matagot with art by Pilgrim Hogdson, players sell, collect and occasionally steal vintage items from the 50s, 60s and 70s. In Poisons, designed with Chris Darsaklis, illustrated by Marion Arbona, and published by Ankama, they are nobles at a banquet, trying to drink as much as possible while avoiding getting poisoned. In Stolen Paintings, published by Gryphon Games, they are art thieves or detectives trying to find the stolen paintings. In Gold River, a modernized version of Boomtown published by The Lumberjacks, they are gold diggers during the gold rush. In Vabanque, an old co-design with Leo Colovini which had so far been published only in German and Japanese, they’re bluffing their way to riches in Casinos – unfortunately, I’m afraid the new version will be only in French ! In Reigns – The Council, with Hervé Marly, one of them is the king and the other ones are courtiers and advisors trying to influence his decisions, just like in the phone game. Maracas, designed with Hervé Marly, is a game played with a (special) Maracas. You should guess who the publisher is from looking at the picture.

 

I won’t give any more publishing deadline for Minstrels, designed with Sandra Pietrini and gorgeously illustrated by David Cochard. It has already been delayed a few times, but I really expected it to be published in 2019. The publisher has some problems, but I still hope the game will be there soon. If it really doesn’t work, we’ll look for another publisher.

I ought to have more ambitious designs, some of them in big boxes, at the end of the year. Big boxes with vampires, dwarves and trolls, with gems, gold and metal. More about it in a few months.

 

I really hope that, in a an already overcrowded market, some of my new games will sell well because I’m seriously, and a bit cowardly, considering quitting my daily job, as an economics and sociology teacher. The French high school reform which started to be implemented this year is absolutely catastrophic. Many French high school teachers would like to quit, I happen to be among the few ones who can afford it.  More details about it in the French text, I don’t think my english speaking readers will be much interested in this.

Of course, quitting teaching would mean devoting all of my working time to boardgames. Financially, I can afford it, at least in the short term, even when I still think the boardgame market growth these last years has been if not artificial, at least too fast to be sustainable much longer. Overproduction leads to increased competition, both in shops and on kickstarter, and while I like competition in gams, I don’t like it in real life. There are also a few recent trends I don’t necessarily like. That’s why I’m not sure I would feel at ease if I were to invest more time and energy in the game publishing business… but who knows ! Teaching is providing me with moral comfort, with the knowledge that I’m doing a meaningful and useful job, while the very essence of games, and what makes their charm, is that they are totally devoid of meaning or utility.

Here are some of the recent trends I’m wary of. I don’t really dislike Kickstarter. I think it’s here to stay, and I’m even a compulsive pledger, but I dislike having to support a campaign for my own games, posting too often and too aggressively on Twitter and Facebook. I think hybrid games usualy don’t bring the best of both worlds but fall between two stools – though I have hopes this will slowly improve. In the eighties, I really enjoyed reading choose your own adventure books, but I’m now bored by most « escape rooms in a box » – and in fact by most escape rooms, which feel more like puzzle than like games. Legacy games require too much time, dedication and regularity to play, too much time, dedication and work to design. At least, this year, the excellent Horrified and Pandemic – Fall of Rome made me reconsider my old hostility to cooperative games.

OK, I play the old boomer and rants against some trends, but I’m also impressed by the number not only opf games, but of outstanding games published now. Here comes a short list of my 2019 discoveries, but there are probably even better games among the hundred ones I’ve not played.

Jun Sasaki’s Mr Face and David Cicurel’s Selfie Safari are two fun party game about faces, fun and stupid, which work with everyone. The latter is a hybrid game, since every player needs their phone, which proves I’m not totally hostile to the genre. The coffee machine team has designed two other fun light party games, Super Cats and Ninja Academy – I even won an expansion card design contest for the latter. They also designed the more serious, though still fast paced, Draftosaurus. Adrien and Axel Hesling’s Oriflamme feels very much like one of my own designs, with its face up and face down cards – no wonder I enjoyed it a lot. Wolfgang Warsch’s The Quacks from Quedlinburg is your typical middle weight German family game, but it’s a really good one with the right mix of luck, programming and risk taking – it’s what pros call a « bag building » game, as if one could build a bag. Flick of Faith, by Paweł Stobiecki, Jan Truchanowicz and Łukasz Włodarczyk, is a really fun and light flicking / majority games with special powers and even some voting, on a fun and provocative theme, rival religions. Matthew Dunstan & David Short’s Scorpius Freighter an intricate pick-up and deliver game about space smugglers – which might explain why it went largely under radar. I had to put a Japanese game in this list, it’s Master of Respect, by Kentaro Yazawa, in which players are rival old masters of martial arts trying to form the best students – why not… Benjamin Schwer’s Hadara is a heavy German resource management game, a genre I’m supposed to be tired of, but it’s so fluid, well designed and well published that I really enjoyed playing it – even when I still have no idea what its theme is. Tom Lehman’s Res Arcana reconciled me with combo card games, even when it’s still a bit too technical for me. I’m more likely to play lighter games such as Bruno Cathala and Charles Chevallier’s Abyss Conspiracy – even when I don’t understand its art and setting – or Gary Kim’s Nine. Horrified, by Propspero Hall, is an american style game, slightly baroque and not too serious, extremely enjoyable, even by one who usually doesn’t care for cooperative gaming. I also don’t play many two player games, but I really enjoyed Nagaraja, by Bruno Cathala and Theo Rivière, which is much more interactive than it first looks.

This blog’s visiting figures were declining for a few years, and went for the first time under 300 visitors daily in 2018. In 2019, even though I had fewer new games, it started to go up again, which means it still makes sense to post long articles here. My most visited blogpost was Boardgaming in Tehran. The next ones are older stuff, first my long essay about Postcolonial Catan, then the presentation of my Kamasutra game. I suspect this last one is due to mischievous search engines.

This was the first and last time I entirely wrote, formatted and posted a blogpost entirely from my iPad. I’ll never do it again.

Indiecade-Europe, jeux video et jeux de société
Indiecade-Europe, video games and boardgames

Comme la moitié du monde ludique, je rentre du salon d’Essen, en Allemagne. La semaine a été longue et fatigante. Comme j’ai plein d’autres trucs à faire pour mes deux boulots et ma famille, je ne vais sans doute pas faire dede compte-rendu sur mon blog, ou en tout cas pas tout de suite. De toute façon, il y en aura bientôt plein sur le web, et, tout au long du salon, j’ai posté des photos et des commentaires idiots sur Facebook. Par contre, je vais vous servir un petit récit du salon Indiecade Europe, qui se tenait à Paris le week-end précédent, commentaire que j’ai rédigé dans le train qui m’emmenait dans la Ruhr.

Mon rapport aux jeux videos (avec ou sans s, il paraît qu’il y a débat) est paradoxal. Je considère que l’on a tort d’opposer jeux sur table et jeux sur écran, qui sont de proches cousins, et ne cesse de le répéter, comme par exemple ici. C’est cependant un point de vue très théorique, car suis aussi l’un des auteurs de jeux de société qui pratique le moins le jeu sur écran. Pas par méfiance ou hostilité, juste parce que les jeux videos se pratiquent encore le plus souvent en solitaire, même si cela change un peu, et que, seul, je préfère ouvrir un livre. Je ne suis donc l’actualité du jeu sur ordinateur ou sur mobile que très vaguement et avec une certaine distance. Mais bon, je commence à être connu, je ne suis pas hostile, et je viens même avec mon ami Hervé Marly de signer la déclinaison en jeu de cartes de Reigns, un jeu sur téléphone très rigolo. Du coup, j’ai été invité mi octobre à Indiecade Europe, salon de jeu vidéo indépendant (c’est à dire loin des gros éditeurs) modeste mais assez branché, voire un peu bobo.

J’y donné une très brève conférence lors de laquelle, fort de ma récente expérience avec Reigns, j’ai discuté des adaptations de jeux videos en jeux de société, et vice versa.
Cela se passait à la Bnf, mais c’était très américain dans l’esprit et dans la forme. La première question, typiquement américaine, que l’on m’a posé avant que je ne monte sur scène a d’ailleurs porté sur la manière correcte de prononcer mon nom. Ma réponse habituelle à cette question est « pensez-vous que je sois assez puéril pour y attacher de l’importance? ». Je réagis un peu violemment, car cette question sous-entend que l’identité de chacun dépendrait avant tout de ses origines, même lointaines, sans toujours bien réaliser qu’outre-Atlantique, c’est presque devenu une formule de politesse incontournable.

J’avais vingt minutes pour parler, format un peu court et, là aussi, très américain. Tout se faisait en anglais. Cela me handicape un peu car jeu suis plus à l’aise en français, surtout à l’oral. Cela me réjouit néanmoins, tant je suis convaincu que les multiples langues nationales, qui ne servent plus à grand chose, doivent être abordées comme un jeu intellectuel amusant et non comme une part fondamentale de chacun d’entre nous. Et puis, il y a quelque chose de délicieusement pervers à causer en anglais dans un temple de la « culture française ».

Mes quelques amis dans le monde du jeu video travaillant plutôt dans les gros studios, Blizzard ou Ubisoft, je connais assez mal le monde des éditeurs et auteurs indépendants. Les quelques jeux, souvent assez expérimentaux, que j’ai pu observer ou auxquels j’ai très rapidement joué à Indiecade m’ont surtout impressionné par leur côté très poétique, voire parfois littéraire, sans pour autant qu’ils en deviennent trop prétentieux. J’ai joué à quelques trucs, un peu au hasard, mais vous aurez un bien meilleur aperçu des meilleurs jeux présentés en lisant cet article du Monde, ou sur le site d’Indiecade.

En observant les créateurs qui présentaient leurs jeux, et le public des visiteurs, j’ai remarqué quelque chose d’assez curieux. Dans le monde du jeu de société, le public des joueurs s’est très largement féminisé ces dernières années, mais les créateurs sont encore majoritairement des hommes, même si cela a commencé à changer. Il m’a semblé que c’était l’inverse dans le jeu video, avec des femmes proportionnellement bien plus nombreuses parmi les auteurs que parmi les joueurs. Il y a sûrement une explication, mais je ne la connais pas. On m’a assuré que cela était en partie dû au fait que les participants à Indiecade étaient de petits éditeurs indépendants et que les grands studios étaient plus masculins, mais dans le monde du jeu de société , même les jeunes auteurs et les petits éditeurs restent très majoritairement des hommes.

Ma causerie portait sur les adaptations de jeux vidéos en jeux de société, et de jeux de société en jeux vidéos. J’y constatais que les adaptations de jeux de société sur ordinateur ou tablette sont généralement de simples implémentations, des portages de jeux de société à succès, ajoutant tout au plus la possibilité de jouer contre la machine. En revanche, les jeux « sur table » inspirés de jeux videos sont eux, le plus souvent, très différents des jeux sur support informatique qui les ont inspirés.


Ticket to Ride sur iPad

La raison principale est simplement technique. Les jeux de société modernes, qu’il s’agisse des jeux de combat ou d’exploration « à l’américaine » ou des jeux de gestion « à l’allemande » ont des éléments assez simples, en nombre limité, qu’il est aisé de représenter sur un écran. On joue donc toujours au même jeu, même si un matériel différent peut générer des ambiances différentes. Certains jeux videos semblent même parfois des adaptations de jeux de société, et notamment de jeux de cartes, qui n’ont jamais existé physiquement – avec parfois quand même, comme dans Hearthstone, des petits trucs rigolos en plus qu’on ne peut pas faire avec du carton – c’est d’ailleurs ce qui fait la supériorité de Hearthstone sur l’adaptation informatique brute de Magic the Gathering.

Les jeux de société dans lesquels tout ne se joue pas à coup de cartes, de dés et de pions, ceux où psychologie, interaction, bluff ou dextérité prennent le dessus, ne sont tout simplement pas adaptés sur écran, où ils perdraient beaucoup de leur intérêt. Du coup, on n’essaie même pas de les y adapter – imaginez jouer à Jenga contre un ordinateur. C’est le cas de la plupart de mes créations, et notamment des plus connues comme Citadelles ou Mascarade, qui perdent beaucoup si on ne peut pas regarder ses adversaires dans les yeux.


Mechs & Minions, le jeu de plateau officiel de League of Legends.

À l’inverse, il est presque toujours impossible de transposer un jeu video à l’identique pour y jouer sur une table, avec des cartes, des dés et des pions, et ce tout simplement parce que les créateurs du jeu original n’ont aucunement pris en compte les limitations du monde physique, ou même les ont délibérément ignorées, voire moquées. La machine gère sans problème des arborescences d’une complexité infinie, des caractéristiques et variations innombrables et parfois cachées aux joueurs, et des centaines de milliers de joueurs – ou un seul, ce qui est possible autour d’une table mais pas très drôle. Faute de pouvoir transposer cela à l’identique dans un jeu de cartes, ou de plateau, on n’a guère le choix qu’entre simplifier à l’extrême, au risque de décevoir les habitués du jeu informatique, et s’en inspirer très librement pour concevoir quelque chose de différent, un « petit » jeu qui soit plus fidèle à l’esprit et à l’esthétique de l’original qu’à sa lettre. C’est ce que Hervé et moi avons fait avec Reigns. C’est aussi le choix de l’auteur du jeu de société Minecraft, qui était, la semaine suivante, très joué au salon d’Essen.

 
Minecraft & Angry Birds en jeu de société

Outre les très nombreux jeux videos, quelques jeux de société aux composants plus classiques étaient également présentés sur ce petit salon, des jeux de société conçus par des personnes issues du jeu video et donc de cette culture ludique légèrement différente de celle que j’ai l’habitude de côtoyer. Des jeux, là encore, assez poétiques. J’avais vu des photos de Shasn et m’inquiétais un peu que ce jeu ne ressemble un peu trop à l’un de mes prototypes; je suis rassuré, il n’en est vraiment rien. J’ai beaucoup aimé Kroma, du moins dans sa version à deux joueurs, et Inhuman Condition, un jeu inspiré de Blade Runner dans lequel un joueur doit déterminer, en lui posant des questions, si l’autre est un robot.

On m’avait demandé de donner, durant la cérémonie finale, le prix attribué à l’un de ces jeux « analogiques » – analogique est ici un néologisme signifiant non informatique. Je ne sais pas s’il est habituel de faire décerner un prix par quelqu’un qui n’était pas dans le jury, mais c’est un peu bizarre. En lisant le thème et la description du jeu, la création et la mort d’un langage, j’étais même un peu réticent, car je ne crois pas à l’invention du langage, et tient pour dangereusement réactionnaire la thèse à la mode (sauf chez les linguistes, très divisés) qui voudrait que les structures et le vocabulaire de notre langue déterminent notre manière de penser (j’ai déjà un peu abordé cette question ici). Je n’ai même rien contre la mort des langages, et suis convaincu que le monde se porterait mieux si nous parlions tous en anglais. Un début de partie, et une brève discussion avec l’un des auteurs du jeu m’ont heureusement rassuré. Dialect est un jeu de rôle, plus qu’un jeu de cartes, qui décrit un langage souple qui évolue au fil des interventions des joueurs.

Ceci dit, j’aurais bien sûr donné le prix même si le jeu avait été basé sur des thèses auxquelles je suis hostile, car on peut construire de très bons jeux, tout comme on peut écrire de très bons livres, sur de très mauvaises idées. Et puis, je pense aussi qu’il ne faut pas trop croire aux impacts sociaux et intellectuels du jeu, mais sur ce dernier point, je me demande si le monde du jeu video ne se fait pas encore plus d’illusions que celui du jeu de société.

La fin de la journée était aussi américaine que son début – we are awesome.

La semaine suivante, c’était le traditionnel et très gros salon du bon vieux jeu de société d’Essen. Au milieu des innombrables nouveautés – 1200, paraît-il – il y avait, comme chaque année, deux ou trois stands qui présentaient en ayant l’air d’y croire l’innovation géniale, la console de jeu de société, la table interactive, le bidule révolutionnaire qui va enfin nous donner le meilleur des deux mondes, nous permettre de joueur à un jeu video sur une table ou à un jeu de société avec toutes les animations en trois dimensions possibles et imaginables. Mes deux boissons préférées sont sans doute le whisky et le jus de pomme, mais ils m’apportent des plaisirs différents et je n’ai pas non plus envie de les mélanger.


Like half of the gaming world, I’m back from the Essen game fair, in Germany. It was a long and tiring week. I’ll be very busy in the coming days with my two jobs and my family, and I’ll probably not write an Essen report, or not at once. Anyway, there will soon be many other reports on the web, and I’ve posted several random notes and ramblings on Facebook. I am only posting here a short report of the Indiecade-Europe video game convention, which took place in Paris a few days before Essen, a report I mostly wrote in the train between Paris and Essen.

I have a paradoxical relation with video games. I always say that opposing boardgames and video-games is wrong, that they are close cousins and there’s little difference between playing on a screen and on a table – in this older post, for example. This is, however, a very theoretical position, because I’m probably one of the boardgame designers who plays video-games the least. Not because of wariness or hostility, but simply because video games are still often played alone, even when it’s starting to change, and when I’m alone I usually prefer to open a book. I only follow very vaguely, and with only an intellectual interest, what’s happening in the computer and mobile phone gaming world. Anyway, I’m now a well known boardgame designer, I’m not hostile to video games, and I’ve even just designed, with my friend Hervé Marly, the card game declination of Reigns, a light and fun mobile phone game. This is the reason why I was invited to appear at Indiecade-Europe, a modest but slightly highbrow, or at least hipster, indie video-game convention – indie meaning independent from the big publishers.

In the light of my recent experience with Reigns, I gave a short talk about the way video games are adapted into boardgames, and boardgames into video-games.
Though it took place in the French national library, Indiecade felt extremely American. The first question I was asked was typically American – how my family name is supposed to be pronounced. My usual answer is « do you think I’m childish enough to care? ». It might sound a bit harsh, but I really hate this question which hints that one’s identity depends first and foremost one one’s origins, and sometimes very distant origins, and I tend to forget that for Americans, it has become a kind of formal salutation.

I had only twenty minutes to talk, which i also a very American format, and of course in English. I’m much more at ease in French, especially orally, but I actually like speaking in English, even though, or may be because, I can’t be as subtle and accurate as in French. And anyway, I’m convinced that our many national languages are of little practical use, and should also be considered a fun intellectual game, and not a core part of our deep identity. For this reason, there was something deliciously perverse in talking in English in the French National Library, usually a temple of « French culture and language ».

I have a few friends working in video games, but mostly with big companies, Blizzard or Ubisoft, and I don’t know much about indie games designers and publishers. The few and often quite experimental games I’ve seen at Indiecade were very poetic, if not literary, but not – ire not too much – pretentious. I played a few ones, more or less at random, but you’ll get a more comprehensive report in this article (in French) in the french newspaper Le Monde, or at the Indiecade website (in English).

Observing the crowd, both visitors and game designers, I noticed something strange. In the boardgaming world, the proportion of women players has largely increased these last years, but most designers are still men, even though it has started to change. It seems to be the reverse with video-games. Most visitors were men, but the proportion of women among designers was much higher than for boardgames. I could not think of an explanation. I’ve been told this was partly due to the fact that the exhibitors at Indiecade were young independent designers, and that the people working in big studios were mostly male, but in the boardgaming world, even small publishers and young designers are still mostly males.

My talk dealt with adapting video games into boardgames and boardgames into video-games. I was observing, and trying to explain, that boardgames adaptations on computers or mobile devices are usually straightforward implementations of successful boardgames with no real change in the game systems, the main additional feature being the possibility to play against the machine. Conversely, table games based on video games are usually very different from the original.


Ticket to Ride on an iPad

Of course, the main reason is plain technical. Most modern boardgames, be they American style conquest or exploration games or euro style management games, have a limited number of elements, like dice, cards and tokens, which are very easily represented on a screen. We still play the same game, even when the computer can sometimes make it feel different, and often faster. Some video games even feel like computer implementations of boardgames that never existed, sometimes with the small fun extra features which one could not have with cards. That’s why Hearthstone is a better game than the brute computer version of Magic the Gathering.


Of course, there are table games which are played more with psychology, bluff, dexterity or interaction, but these are simply not brought to the computer world, where they would probably lose most of their fun and interest. There’s no point in playing Jenga against a computer. It’s the same with most of my own designs – Citadels or Mascarade lose most of their interest if one cannot look straight into the eyes of their opponent.


Mechs & Minions, the official League of legends boardgame

Conversely, most computer games cannot be simply brought to the table, with just board, cards, dice and pawns, because the original designers ignored, or sometimes even mocked, the physical world limitations. A computer can deal with near-infinite tree structures, innumerable characteristics and information, game elements hidden from the players, and even sometimes hundreds of thousand gamers – or only one, which is sometimes possible around a table but not really fun. The choice is then between simplifying to the extreme, which can make the table disappointing for computer game players, or designing something different, freely inspired by the video game but more true to its theme and feel than to its systems. The latter is what Hervé and I did with Reigns. It’s also what was made in the just published adaptation of Minecraft, which was, the next week, one of the hits of the Essen boardgame fair.

 
Minecraft & Angry Birds as boardgames

Aside from the many video games, there were also a few boardgames presented at this convention, boardgames designed by people coming from the video game world and therefore from a gaming culture very slightly different from the one I am used to. Some of these games also feel a bit poetic, more about the experience than about the game system themselves. I had seen pictures of Shasn and was a bit concerned it would be similar to one of my prototypes, but they actually have absolutely nothing in common. I really liked Kroma, or at least its two player version, and Inhuman Condition, a game inspired by the Blade Runner movie, in which a player must find out, through questions, if the other one is a robot.

I had been asked if I could, during the final ceremony, give the analog game award to the winner. Analog is a neologism for « non computer ». I don’t know if having an award given by someone who was not in the jury is something usual, but it certainly feels a bit weird. I was even a bit reluctant at first, after the game had been described to me as dealing with the invention and death of a language – I dont believe in the invention of language but in its evolution. I think the fashionable idea, which seems to be shared by everyone except many linguists, that language is a given and that its structures, rules and vocabulary determine the way we think is not only wrong but also dangerously reactionary (I’ve already discussed this a bit here). I’ve even nothing against the death of languages, and am convinced the game would be a better place if we all swithched to English. After having seen the game played, and having discussed with designers, I was reassured – they were Chomskyan enough for me. More than a card game, Dialect is a kind of role playing game about a flexible language which evolves with the players’ interactions.

I would probably have given the award even if the game had been about theories I dislike, because one can build great games, like one can write great books, using the worse ideas. And anyway, I also think one should not overestimate the social and intellectual impact of games. I’m afraid that, on this last point, the video game world seems to be even more delusional than the boardgame industry.

The day ended like it had started, the american way – we are all awesome.

The following week, It was the good old Essen boardgame fair. There were numerous new games shown, around 1200, and there was also, like every year, two or three booths showing the genius innovation, the boardgame console, the interactive table, the magic gizmo which will inevitable bring the best of both world and allow us to play a video game on a table or a table game with all the possible 3D animations. I still don’t believe in it. My favorite drinks are apple juice and whisky, I don’t necessarily want to mix them.